mardi 27 octobre 2015

Les bas-fonds de la femme autochtone

Tout, absolument tout jusqu’à maintenant, prouve, par l’absurde, l’éloquence d’un rapport de domination aussi ferme qu’intangible. Le refus initial et obstiné d’enquêter; l’indignation surfaite qui entr’aperçoit enfin le drame plusieurs fois centenaires de la femme autochtone ; les larmes d’un pouvoir qui, dit-on, était en connaissance de cause depuis cinq mois ; et maintenant les chiens qui jouent aux victimes esseulés, perdues, innocentes - abandonnés, disent-ils, par leur maître. Oui, tout, absolument tout, est à vomir.

On eût voulu faire plus grossier pour dépeindre les travers de l’époque qu’on eût fait dans le burlesque de mauvais goût.

Rien n’est plus laid, rien n’est plus répugnant que la mauvaise comédie qui feint, pour elle-même et pour les autres, la touchante sensibilité. L’hypocrisie s’allie alors à la tragédie pour camoufler l’immobilisme. On pleure sur scène à chaudes larmes, on offre le spectacle de la sympathie pour endormir les indigné-es qui jetteront bientôt leur dévolu sur une nouvelle cause; puis, quand les caméras s’éteignent, les mêmes tirent les ficelles, les mêmes reproduisent le vieux monde qui viole et tue.

La ministre Thériault a poussé jusqu’au grotesque le jeu d’une telle mise en scène. Sa ridicule performance alors que les caméras tournaient n’a eu d’égal que les moyens qu’elle a mis en œuvre pour combattre les exactions de ses chiens enragés qui se paient des pipes avec des grammes de cocaïne. Aussi risibles, aussi détestables dans ce qu’ils dévoilent et illustrent par la caricature : le monde colonial dans sa brutalité la plus banalisée.

Ainsi donc, armés des larmes de la ministre, les chiens de ville enquêteront sur les chiens de campagne. C’est dire combien le désir d’immobilisme est impérieux ; c’est dire combien l’impunité des cochons coloniaux est assurée. Qu’importent les espoirs des indigné-es, ou les atermoiements des pleureuses du dimanche, les chiens de campagne s’en sortiront avec une retraite à 45 ans ; et tout cela, on nous le crachera en pleine gueule à TVA nouvelles comme s'il s'agissait d'une juste punition.

Car telle est la dureté de l’univers colonial.

Dans l’organigramme de ses rapports de force, la femme autochtone, à l’image de la femme noire des ghettos américains, végète dans les bas-fonds les plus miséreux. On ne cesse de la violer depuis des siècles. On ne cesse de la violer contre un flacon d’alcool ou quelques billets. On ne cesse de la violer en toute impunité, camouflé dans les broussailles de la forêt ou sur la banquette arrière de sa vieille Ford. C’est même le secret le mieux gardé de l’univers colonial : violer la femme autochtone, c’est facile – même les cochons le font. 

La féroce vérité, à la fois honteuse et sourde, c’est que les chiens de campagne ont sans doute imité leur père ou leur grand-père ; et que les viols de Val d’Or, quand on les réinsère dans la grande trame de l’histoire coloniale, ne forment que le bruyant écho de tout ce que la femme autochtone a subi depuis l’arrivée des colons. Oui, la cruelle vérité, c’est qu’on ne cessera de la violer tant et aussi longtemps qu’on n’entrera pas en rupture avec cette grande trame. 

Reste qu'on n’abandonne pas des siècles de violences comme on verse quelques larmes pour la galerie. Si bien que le jour où l’univers colonial tremblera, là même où les clameurs de l’indignation se font depuis quelques jours les plus tonitruantes, les appels à la répression des sauvages pourraient être parmi les plus intransigeants. Et c’est bien là, dans cette réversibilité aussi prévisible qu’inattendue, que se joue la plus dangereuse hypocrisie : les dits citoyens qui s’indignent aujourd'hui dans le silence assourdissant des banlieues en carton pourraient bien détester, le jour venu, la rumeur de la révolte qui gronde au loin.


mercredi 3 juin 2015

Parizeau, les québécois et le racisme

Sans doute fallait-il s’attendre à une telle unanimité, à une telle communion par-delà les conflits partisans et les lignes de partage qui traversent le pays et le fendillent en son cœur. Comme si la grande histoire devenait lisse et immaculée pour l'occasion. Comme si le pouvoir d’État n’avait jamais usé Parizeau. Oui, tout cela était sans doute attendu. L’obligation d’enrouler le mort dans le sacré, l’appel à la suspension des jugements, et même le refus d’entendre autre chose que l’encensement de l’Homme, la célébration de l’homme d’État, de celui qui incarne et consacre le pouvoir. De Couillard à Nadeau-Dubois, des québecsolidariens les plus gauchistes aux péquistes les plus conservateurs, tous et toutes en faveur de l’unité nationale et pour le recueillement le plus harmonieux. Que des bons mots ! Que des éloges ! Que des fleurs lancées sur le tombeau !

Oui, pour celles et ceux qui ont voulu se dérober au poids de l’encensement généralisé, à sa charge massive et brutale, ce fut hier une dure journée. Ou bien fermer sa gueule, ou bien subir le poids de l’union sacrée. Et l'une de celles qui ont ouvert leurs gueules peut aujourd’hui témoigner du coût de la profanation. Partout les invectives fusent. Partout les partisans de la communion s’acharnent sur la proie dans un minable festival d’insultes : « crisse de folle », « charogne », « demi-civilisée », « sans cervelle ». Partout on s’attaque à son intelligence, à la soi-disante radicalité de son féminisme. Partout on la traine dans la boue.
 
À l’accusation de racisme a répondu une misogynie ordinaire, quotidienne, banalisée, une misogynie qui choque peu les fidèles de l’union sacrée. Pour sauvegarder le salut de la nation, tous les coups sont permis.

Et pourtant l’histoire des rapports entre Parizeau et les autochtones n’a jamais été simple. L’histoire des québécois en général envers les premières nations ne l’a jamais été non plus. Une histoire de blancs et de leurs rapports à des peuples colonisés. Une histoire commune, comme on en trouve ailleurs. Au States, au Canada anglais, en Australie, en Amérique latine. Comme on en trouvait autrefois (et qu’on en trouve encore) en Afrique et en Asie. Une histoire de colonisation. Une malheureuse histoire qui s’est déclinée en plusieurs versions, mais qui s’est toujours révélée à travers les mêmes symptômes : une ghettoïsation, une domination outrageuse, des conditions de vie inhumaines, une dignité bafouée, humiliée.

Le racisme n’a jamais été rien d’autre que rapport de domination. Domination des blanches et des blancs sur les noires et les noirs, des anglophones sur les francophones, des français et des françaises sur les arabes, des israéliens et des israéliennes sur les palestiniens et les palestiniennes, et bien sûr des francophones blancs et blanches sur les autochtones basané.es. Le racisme est la logique discursive qui avalise et endosse l’état d’avilissement des dominé.es, et qui va jusqu’à renverser les responsabilités historiques. Et par là même, le racisme appelle souvent à la répression. Des ghettos noirs quand ils se révoltent. Des réserves autochtones quand elles se soulèvent. Des colonies quand elles brisent leurs chaines.
 
Sans doute l’histoire du Québec loge-t-elle à l’enseigne de l’ambigüité. Parizeau a participé à la libération d’un peuple en partie dominé. Mais il s’agissait d’un peuple colonisé qui avait lui-même colonisé un autre peuple. D’un peuple de colonisateurs colonisé.es. Parizeau a certes combattu le racisme que son propre peuple a subi. Mais dans sa lutte pour affranchir les siens, il a parfois oublié une part de lui-même : il a parfois oublié qu’il était lui-même un colonisateur. Il a parfois oublié de tendre l’oreille vers l’autre peuple, vers le peuple basané qui était là avant les siens. Il a parfois oublié les autochtones, leurs réserves faméliques, leur pauvreté chronique, leurs maisons aux carcasses délabrées, leur perdition dans l’alcoolisme, bref, tout ce qui révèle leur situation au sein de l'ordre colonial. Il a parfois oublié, comme la lourde majorité du peuple québécois, de sonder ses responsabilités historiques, de faire preuve d’humilité. Et de tout mettre en oeuvre pour favoriser le lent démantèlement d’une domination à laquelle il participait au moins partiellement. 

Oubliez un instant la déclaration de 95, sa maladresse et son équivoque. Relisez plutôt les déclarations de Parizeau lors de la crise d’Oka, son appel à une intervention musclée contre les mohawks, sa soif de répression. Parizeau n’a pas été qu’un raciste. Mais raciste, il l’a déjà été. Comme la plupart des québécois, d’ailleurs. Et refuser aussi violemment d’entendre cette vérité participe de la domination en cours.





samedi 2 mai 2015

Les thugs de Baltimore

Écrit le 27 avril sur facebook

Des foyers d’émeutes ici et là, des policiers aguerris tombant au combat, des jeunes les affrontant comme s’il s’agissait d’un jeu enivrant, et même des badauds pillant des commerces à grande surface. Sans doute les pires émeutes aux States depuis les émeutes de LA en 1992. Des émeutes violentes, brutales, incendiaires. La puissance d’État, et sa souveraineté sur une ville entière, s’effondrant tel un château de carte au centre de l’empire.
C’est toute la misère des ghettos qui s'exprime dans ces émeutes. C’est toute la misère des ghettos aux maisons barricadées, des ghettos où les rafales de balles percent le silence de la nuit, où les junkies trainent leurs savates à chaque coin de rue, où la populace oubliée s’entassent dans les taudis. Une prison à ciel ouvert où la police règne avec brutalité. Une misère quotidienne, structurelle, infernale, que les noir-es américain-es partagent, de génération en génération, comme un mal qui trouve son origine la plus lointaine dans l’esclavage.
Et la mairesse de Baltimore, noire par ailleurs, de déclarer : nous allons tout mettre en œuvre pour freiner ces thugs qui saccagent la communauté que nous avons mis des années à bâtir. Et les médias de répéter à l’unisson que ces jeunes forment seulement un amas de criminels. Des thugs, des voyous, des bêtes immondes, rien d’autres. Il faut tout mettre en œuvre pour les freiner : autrement dit jusqu’à leur tirer dessus avec la Garde nationale. Et cela pour sauvegarder la communauté : la communauté en ruine que ces mauvais architectes auraient bâti main dans la main avec les élites à lourde majorité blanche.
Ne vous inquiétez pas : la Garde nationale rétablira l’ordre. Les balles siffleront dans la nuit s'il le faut. Les jeunes thugs, qu’a enfanté la communauté en ruine, tomberont sous les tirs. Et cette répression fondera sa légitimée dans une rhétorique où l’ordre intransigeant écrasera le mal. Mais en abattant ainsi ses propres enfants, la communauté en ruine s'assurera de donner vie à de nouvelles bêtes immondes qui, un jour ou l’autre, reviendront la hanter. Et tel un cercle vicieux, la même histoire recommencera.

mardi 7 avril 2015

Critique du Manifeste pour un élan global

Écrit sur facebook le 7 avril 2015

Les voilà les merveilleux résistant-es qui abattront le pouvoir et ses diaboliques projets pétroliers. Et les voilà tels qu'ils et elles sont : pour la plupart absent-es des luttes qui ont cours sur le terrain concret de la grève et de la rue, mais trop content-es de nous pondre une belle lettre dont toutes les réflexions sont si attendues qu'il m'eût été possible de les anticiper à la phrase près.

Tout y est : toute la sauce tient en un seul bloc aussi prévisible que les discours de leurs prétendu-es ennemi-es. Ils et elles sont objecteurs et objectrices de conscience. Ils et elles sont citoyens et citoyennes qui font poids de leur renommée en nommant leur célébrité en fin de lettre. Ils et elles sifflent le vieux refrain du pacifisme idéologique. Ils et elles radotent la vieille chanson usée du développement durable.

Et toujours ce même nationalisme rampant qui se fonde sur des mythologies modernes d'un autre temps : « Le Québec a fondé sa modernité sur des valeurs fondamentales, dont l’énergie propre et le partage des richesses. C’est ce que nous sommes. C’est ce que nous voulons être. » Ou encore : « Nos révolutions sont tranquilles, mais ce sont de vraies révolutions. Elles peuvent inspirer le monde entier ».

Mais de quel partage il est question ici ? Du partage fantasmé de la social-démocratie qui n'a été possible qu'en vertu des trente glorieuses et des ravages de la guerre mondiale qui les a précédé ? Bref, de ce partage d'hypocrites qui a été le propre de presque tout l'occident capitaliste, et qui n'a jamais su endiguer le flot de révoltes des années 60 et 70 (en Italie, en France, en l'Allemagne, ou ailleurs, là où la même social-démocratie avait cours) ?

Et de quelle révolution il est vraiment question ? De cette révolution qui a élevé le québécois au titre d'occidental privilégié ? De cette révolution qui nous a procuré les lettres de noblesse de la domination blanche occidentale ? De cette révolution qui a pavé d'autoroutes le Québec et saccagé les forêts qui trônent au sommet du pays ?

La douloureuse vérité - celle qui ne s'enveloppe pas de l’orgueil nationaliste - c'est que nous ne pouvons nous vanter d'être une inspiration. Notre révolution n'a été tranquille qu'en vertu d’un leurre : tranquille (ou dit tranquille) parce qu'elle n'a jamais été une révolution. Parce qu'elle n'a jamais été que l'accueil du Québec dans la modernité capitaliste. Parce qu'elle n'a jamais été que la consécration du Québec comme membre à part entière de l'occident triomphant.

Toute réelle révolution alimentera des conflits turbulents et arrachera le Québec à sa quiétude de surface. À tel point que nous ne devons point enseigner quoi ce soit au monde entier, mais plutôt apprendre des luttes qui ont déjà eu cours ailleurs. Les vraies luttes québécoises dans les années 60 ou 70 n’ont jamais été tranquilles. Les vraies luttes d’aujourd’hui ne le sont pas non plus. Et je conseillerais une seule chose à la brochette de starlettes qui ont signé ce manifeste dans le confort douillet de leurs privilèges : commencez donc par prendre parti, de la manière la plus concrète qui soit, pour les étudiant-es qui revendiquent déjà la fin des projets pétroliers et qui se font défoncer la gueule soir après soir par les soldats du pouvoir. Le combat commence là et nulle part ailleurs.



Le manifeste pour un élan global : http://www.ledevoir.com/environnement/actualites-sur-l-environnement/436476/manifeste-pour-un-elan-global


De la nécessité de l’unité pour contrer les expulsions politiques

Écrit dimanche le 5 avril

Le feu exécutif de l’ASSÉ est maintenant hors de combat. Nous qui avons été choqué-es par ses manœuvres, nous qui avons dénoncé son appel au repli stratégique, nous avons obtenu gain de cause. Les membres du comité ont même offert leur démission à l’ouverture du Congrès, et sans doute ce seul geste aurait-il suffi à réparer la faute. C’était déjà la reconnaissance d’un désaveu. Cela ouvrait déjà la porte au renouvellement souhaité. Mais une colère, qui était à plusieurs égards justifiée, a pavé les sentiers de la riposte, et la destitution a été imposée.

Pourquoi en a-t-il été ainsi ? Cela a-t-il été motivé par le ressentiment ? Ou par un quelconque désir d’humiliation ? Et la trahison du huis clos, était-ce pour camoufler la destitution ? Ou encore, pour protéger l’image dorée du comité exécutif destitué ?

Je vais vous le dire sans ambages : toutes ces questions, comme leurs réponses, m’apparaissent futiles, et pour ainsi dire vides de sens à l’heure où nous nous parlons. Peut-être les manières de la destitution ont-elle été brutales. Sans doute répondaient-elles à la gravité de la faute. Beaucoup de choses ont même été dites durant les derniers 24 heures, des belles et des moins belles. Mais, maintenant, passons à autre chose. Allons vers l’avant. Marchons en direction du Printemps.

À la vérité, j’ai eu du mal à comprendre l’acharnement des uns et des autres. L’acharnement des uns à se défendre des accusations, et l’acharnement des autres à taper sur les défaits. On s’est engueulé-es jusqu’à se traiter de tous les noms. On s’est entredéchiré-es pour sauver l’orgueil des égos meurtris. Nos disputes  intestines se sont même retrouvé-es en pleine page des journaux ennemis. Mais le passé immédiat ne s’effacera pas à coup de règlements comptes et seule l’unité, au moins partielle ou temporaire, nous permettra d’affronter la lutte qui vient : la lutte contre les expulsions politiques à l’UQAM.

Vous pensez qu’il s’agit d’une lutte domestique ? D’une lutte propre à l’UQAM ? Vous avez tort. Il s’agit d’une lutte qui concerne l’essence même de la grève étudiante. Il s’agit d’une lutte qui met son existence en jeu, et je dirais même sa survie en danger. Si le rectorat de l’UQAM accomplit sa volonté répressive – celle encouragée par le ministre Blais – il y aura précédant : précédant qui pourrait avoir de lourdes conséquences sur l’avenir de la grève, sur le sort de tous les étudiant-es qui chercheront à combattre l’ère réactionnaire. Assurément, si elles réussissent à l’UQAM, les expulsions se reproduiront ailleurs. Au printemps ou à l’automne. Et de toute évidence, nous reculerons en lieu et place où nous devons avancer.

La grève de 2012 s’est érigée sur un refus de mourir, de mourir sous les coups de la répression. La grève de 2015, aussi brève soit-elle, ne peut davantage plier, non seulement en solidarité avec les expulsé-es, mais aussi par amour de la grève, de ce qu’elle ouvre comme possibilités et œuvre à faire naître.

Des bureaucrates mafieux veulent briser les vies de nos ami-es expulsé-es. Ils et elles veulent assassiner la grève étudiante de la même façon qu’ils et elles ont jadis assassiné la grève des travailleurs à coup de lois spéciales : en  brisant des résistances, en saccageant les espoirs des récalcitrant-es, en effaçant des volontés hétérogènes. Ils et elles voudront miser sur nos divisions. Mais faisons-les mentir. Rassemblons-nous autour de la question des expuslé-es et matons la direction de l’UQAM et sa volonté répressive. C’est de l’existence même la grève dont il est question, de la grève en cours comme de la grève à l’automne : de la grève rampante qui promet de réapparaître ici et là dans les prochaines années.


mardi 24 mars 2015

Réflexion sur la manif-action du 24 mars 2015

Publié sur facebook le 24 mars 2015

Je reviens tout juste de la manif au coin Réné-Lévesque et Mansfield, qui n’a jamais eu lieu tant le piège de la souricière a été déployé avec fulgurance. Et j’ai quelques réflexions rapides à vous partager. Je vais faire vite, je ne m’étalerai pas, quelques centaines de mots tout au plus.

Tout d’abord sur le nombre : nous étions trop peu nombreux et nombreuses, trop peu nombreux quand nous savons qu’il y a quantité d’étudiants et d'étudiantes qui ont voté la grève, et trop peu nombreux si l’on espère résister à la police de quelque façon que ce soit. Ou bien on fait moins de manifestations, ou bien on se mobilise davantage, ou bien encore on s’organise mieux, sans quoi jamais aucune manif n’arrivera ne serait-ce qu’à exister.

D’autre part sur la souricière brisée : il faut apprendre de cette résistance, il faut dorénavant faire de même à chaque souricière. Nous avons vu combien une souricière, quand elle est forcée de l’intérieur, ne tient finalement qu’à très peu. Nous avons vu combien les policiers, quand ils font face à une vrai résistance, perdent rapidement le contrôle sur ce qu’ils semblent, de loin, contrôler d’une main de fer. Applaudissons celles et ceux qui étaient sur place d’avoir fait leçon au reste du milieu militant. De mémoire, et j’en ai fait des manifs, c’est la plus belle libération d’une souricière qu’il m’ait été donné de constater.

Enfin sur les questions de stratégie et de tactique. Qu’on le veuille ou non, il va falloir se poser quelques questions sur la façon de prendre la rue en temps de répression aussi brutale. J’ai longtemps été l’un des rares à appeler à l’organisation de la défense des manifestations. Mais je dois me rendre à l’évidence : nous n’avons ni les ressources ni le courage ni le sens l’organisation pour contrer une telle répression. Nous aspirons à devenir loups et prédateurs, alors que nous sommes chevreuils et proies. Ils nous tendent des pièges et nous nous débattons pour nous en libérer.

En tout cas, une chose est sûr : il faudrait faire attention pour qu’un immense gouffre ne se creuse point entre nos fantasmes et la réalité, entre ce dont nous aspirons à faire dans une manif, et ce dont nous sommes réellement en mesure de faire. Quand nous voulons gagner une lutte, il faut bien entendu connaître son ennemi, mais il faut aussi reconnaître ses propres faiblesses et ses propres limites, entendu ici comme le revers de ses propres forces. À nous jeter sans cesse dans la gueule du loup (et le loup dont je parle est bel et bien la police), nous nous épuisons dans un combat que nous savons perdus d’avance. Notre force, pour l’instant, ne situe pas au niveau de la rue, mais dans l’expérience de la grève. Et l’expérience passée (UDM en 2012) nous enseigne qu’il serait judicieux d’en conserver, des forces, quand la police décidera de briser les lignes de piquetage.

lundi 23 mars 2015

Appel à la grève illégale


Publié sur www.littor.al le 23 mars 2015

Rappel à l’ordre des quelques syndicalistes en faveur de la grève, invitations à dépêcher les flics sur les lignes de piquetage, menaces d’expulsions politiques à l’UQAM : nous voilà déjà sur la ligne de front, là où nous essuyons les coups de leur légalité, là où nous résistons à leurs ordres, là où nous encaissons les sentences de leurs lois. Nous voilà déjà là où nous convoient irrémédiablement nos devenirs révolutionnaires. Nous voilà déjà au seuil de l’illégal, en ce lieu de rupture où s’entrechoquent les irréconciliables volontés, où chaque grève, chaque piquetage ou blocage, chaque manifestation déclarée illégale, nous oblige non seulement à l’expérience de la mise en jeu, à la crainte du coup de matraque, mais aussi à la fierté de la résistance, au courage physique de celles et ceux qui font corps contre leur force policière.

Illégale, notre grève l’est déjà. Et leur légalité, elle s’abat déjà sur nous, se décline déjà en plusieurs séquences répressives. Leurs injonctions s’abattent sur nous, légalement. Leurs directions nous menacent d’expulsions, légalement. Leurs flics nous piègent dans leurs souricières, légalement. Nous sommes devenus illégaux par le fait même de leur répression et de leur condamnation. « Grève illégale, occupation illégale, manifestation illégale », qu’ils beuglent sans cesse çà et là. C’est dorénavant limpide de clarté, et même lumineux de vérité:toute grève est dorénavant illégale, et tout ce que la grève promet, tout ce qu’elle propage de puissance aussi.

L’idée même de grève légale fait rire les plus lucides tant elle est devenue un mariage de force, tant elle est l’artifice d’une réconciliation forcée entre deux idées antagonistes. Une grève en tout point légale n’est plus qu’une impossibilité : une impuissance dont le pouvoir se délecte. Une grève légale ne peut rien, et n’a jamais rien pu, contre l’ère réactionnaire, contre sa déferlante qui nous engloutit jusqu’à l’effacement. Car vouloir combattre l’ère réactionnaire, lui survivre par-delà ses ordres, c’est déjà s’installer dans l’illégalité. C’est déjà se risquer aux coups de matraque. C’est déjà s’exposer à l’arbitraire de leur répression. Cela est l’évidence de celles et ceux qui luttent, de celles et ceux qui se font coffrer manif après manif, de celles et celles sur lesquels s’abattent les menaces d’expulsions politiques.

Si bien qu’un appel à la grève légale n’est doué d’aucun potentiel révolutionnaire. D’aucune puissance qui s’élève contre leur répression. D’aucune faculté à abattre le monde existant. Et n’a pour seule vocation de répéter le cycle bien connu de nos défaites passées.
Cessons, ma foi, de nous raconter des histoires, de vivre dans l’illusion légaliste. Soyons réalistes et stratégiques. Et faisons preuve d’intelligence politique. Une grève au potentiel révolutionnaire échappera sans cesse aux impératifs de l’ordre, et tombera sinon dans l’illégalité la plus réprimée, du moins en dehors des critères de la légalité. Une grève au potentiel révolutionnaire est une lutte, un combat, une déclaration de guerre au monde existant. Une grève révolutionnaire ne se meut en vertu d’aucune légalité, et se construit même, sur la durée, contre elle et contre le couperet attendu de sa loi spéciale.

Oui, appelons à la grève illégale.

Assumons nos devenirs révolutionnaires jusqu’à leurs termes irrémédiables, le devenir prédateur, le devenir meute, le devenir illégal. Grève étudiante ou grève du travail, grève humaine ou grève inversée, toute grève deviendra illégale quand elle affectera la cohérence de leur monde. Et toute grève gagnera en puissance en persévérant dans l’illégalité, en l’apprivoisant comme sa situation la plus intime et la plus naturelle.

La grève étudiante n’aura de sens qu’en endossant de tels devenirs révolutionnaires, illégaux, prédateurs. Seulement ainsi, nous gagnerons contre la direction de l’UQAM et annulerons ses expulsions politiques. Seulement ainsi, nous nous solidariserons vraiment avec les rares travailleurs qui braveront l’interdit de grève. Et seulement ainsi, nous nous rassemblerons autour d’enjeux qui feront survivre la grève par-delà ses deux premières semaines.

jeudi 26 février 2015

Ode à l'UQAM

Quand j’ai pris connaissance de la lettre des quatorze profs de l’UQAM, je ne m’en suis guère offusqué. C’est du réchauffé, me suis-je dit. Une telle lettre était même attendue. Prévost, De Block, Bauer, Couture, qui d’autres pour l’écrire ? Nuls autres ! Ils remplissent même leur fonction à merveille, ai-je alors pensé. Rien de plus, rien de moins. Et tels des chiots de garde, pour reprendre Nizan, leurs timides jappements trouveront naturellement échos dans les cris primaires de la droite tapageuse.

Mais j’avais mal mesuré, voyez-vous, combien une partie de la gauche, de la gauche à l’esprit étriqué, toujours drapée dans les vertus d’une moralité si démocratique, toujours assommante avec ses bons sentiments et ses désirs de justice libérale, – j’avais mal mesuré, dis-je, combien cette gauche avait tout le potentiel pour embrasser une telle caricature de la situation : une telle caricature dessinée dans le seul but d’ameuter les libidineux de l’ordre et autres frileux partisans – oh combien nombreux à la direction de l’UQAM ! – du resserrement de la sécurité.

Selon cette vénérable gauche, il y aurait un malaise à l’UQAM. Et ce malaise aurait pour origine les anarchistes, les radicaux, les masqués, les vandales : tous ceux et toutes celles qui ne respectent ce que la gauche progressiste, elle, respecte à tout prix, la démocratie, le vivre ensemble, le dialogue. Chaque mouvement doit se remettre en question pour progresser et admettre ses écarts, prétend-elle. Et les luttes de l’UQAM seraient de ces écarts : des égarements dont nous devrions nous repentir.

Or, il faut relire Prévost pour comprendre à quelle caricature cette honorable gauche donne raison : « Depuis quelques années, en effet, notre université est en proie aux agissements d’une minorité: empêchement du déroulement des cours par des commandos autoproclamés et parfois masqués, intimidations, harcèlement, bousculades, actes de vandalisme et saccages, perturbations de réunions et de conférences, grèves à répétition. ». 

Rien de moins que des commandos : des commandos qui feraient respecter des votes de grève ! Des hordes ! écrit-il aussi plus loin. Des hordes qui saccageraient jusqu’à épuiser les maigres ressources de l’UQAM ! Un peu plus, et je vous jure qu’on penserait lire la description du peuple de Paris dans un pamphlet réactionnaire du 19e siècle. Même choix lexical, même mépris qui caricature à dessein, même décalage avec le réel.

Et Bauer, sioniste convaincu qui supporte la guerre et la politique de colonisation d’Israël et qui traite de débile toute personne d’avis contraire, de dévoiler dans le JDM d’hier l’intention dissimulée de cette lettre : « On nous promet maintenant une grève générale pour le printemps. Cela nuit objectivement à la qualité de la formation et à la valeur du diplôme ». Et Martineau, dans même la feuille de choux, de vomir à son tour sur la vermine révolutionnaire. Et Marie-France Bazzo et Josée Boileau d’en rajouter ce matin.

Voulez-vous que je vous dise ? Cette alliance entre la droite de l’ordre et la gauche de la morale, c’est avec elle qu’il faut rompre si nous désirons, un jour, gagner nos luttes. Il faut rompre avec l’unité fictive d’une société à préserver. Il faut rompre avec l’idée qu’il persisterait un dialogue à entamer. Il faut rompre avec la moralité d’une action politique intégralement neutralisée. Avec Bauer le colonisateur, avec le sous-ministre conservateur, avec la direction de l’UQAM et son hymne à l’entreprise, il n’y a plus de dialogue possible. Il y a seulement un conflit, une lutte, un rapport de force : des interprétations irréconciliables du monde.

Voulez-vous que je vous dise ? Ce qui se passe à l’UQAM, c’est ce qui devrait être partout ailleurs. Dans les universités, dans les CÉGEP. Dans tous les milieux de travail où il y a des luttes syndicales. Je ne vous parle pas de lutte armée ni même d’émeutes, non, je vous parle de l’UQAM : je vous parle de faire grève, de maintenir cette grève coute que coute et d’en assurer le respect par tous les moyens nécessaires. Je vous parle d’exister : de refuser physiquement leurs ordres, de nuire à leur plan, de perturber leurs réunions et leurs salons. Je vous parle d’investir les lieux où nous ne sommes pas invités et de s’encagouler pour se dérober aux yeux de leurs caméras. Je vous parle d’assumer le conflit jusque dans l’affrontement, de vivre le rapport de force, de se mettre en jeu.

Vous voulez que je vous dise ? Quelle que soit notre stratégie révolutionnaire (réformiste, anarchiste, communiste), l’UQAM, c’est déjà la révolution, sinon sa forme la plus minimale. À l’échelle québécoise, c’est l'un de nos modèles. Et le Printemps 2015 diffusera ce type de lutte à travers le Québec. Ou le Printemps 2015 ne sera pas. Moins il y aura d’UQAM, moins il y aura de révolution. Mais plus il y aura d’UQAM, plus il y aura de révolution. Celles et ceux qui vous disent le contraire, ils vous mentent : ils veulent peut-être une autre teinte de libéralisme, ou une autre variante de capitalisme. Mais de la révolution, ils n’en veulent pas.


jeudi 22 janvier 2015

Au-delà du mirage Syriza : les sourds périls de la réaction


Depuis l’annonce des élections grecques, les enthousiastes de Syriza (le parti des sociaux-démocrates grecs) se font nombreux, et même entendre de part et d’autre de l’Europe. Oh que ce parti incarne le fol espoir de toute la gauche européenne ! Oh qu'il panse les douloureuses plaies ouvertes par la montée du FN en France, des néo-nazis en Ukraine et des islamophobes en Allemagne ! La Grèce meurtrie, la Grèce défigurée, la Grèce épuisée par tant d'années de crise, de chômage et de secousses émeutières verrait ainsi poindre, dans l’horizon vénérable des prochaines élections, les jours heureux du socialisme. Nouvelle internationale, clame-t-on par ici ; retour du socialisme en terre d’Europe, annonce-t-on par là. Et le président de Syriza, Alexis Tsipras, de proclamer, pour ajouter l’espérance à l’enthousiasme, que la victoire éventuelle de son parti signifierait la victoire sur le fascisme. Rien de moins ! La victoire sur les bandes armées d’Aube Dorés ! Sur les gorilles sans cervelles qui courent les rues d’Athènes à la recherche de peaux basanés à tabasser ou d’anarchistes à éclater !

Contre le capitalisme, contre son terrifiant rouleau compresseur, et contre, donc, la déferlante brune qui se déverse sur l’ensemble de la vieille Europe, Syriza nous invitent ainsi à pratiquer une vieille stratégie : à pratiquer la stratégie des urnes et du pacifisme. Point de combats de rue avec les fascistes ici, ni d’affrontements avec l’État moderne non plus. Calme et quiétude dans la lutte : la révolution comme marche sereine dans un boisé champêtre vers la clairière illuminée du socialisme.

Luxembourg et la vieille stratégie éprouvée

Merveille des merveilles, donc, que cette stratégie aux milles promesses. Pour le grand bonheur de la petite bourgeoisie foudroyée de peur devant la si monstrueuse violence de la résistance, elle se réaliserait dans le confort cotonneux de la voie parlementaire. L’organisation démocratique des masses autour d’un parti parlementaire, leur éducation à travers une propagande bien diffusée, leur mobilisation par millions lors des élections, le déclenchement ici et là – si besoin – de quelques grèves – impérativement pacifistes bien sûr – et l’acquisition tendancielle des pouvoirs de l’État jusqu’au grand soir : voilà les quelques voies à suivre, selon nos bons parlementaires de gauche, pour que la révolution se matérialise et que le fascisme se dissipe dans le bonheur partagé du socialisme d’État.

Mais voilà aussi une vieille stratégie éprouvée, répliquait déjà Rosa Luxembourg au début du dernier siècle. Et nous pourrions même ajouter un siècle plus tard : voilà une vieille stratégie périlleuse, et même dangereuse, tant elle a alimenté, au lieu de le combattre, le fascisme dans les pays où elle a été mise en œuvre avec rigueur et dogmatisme.

À la stratégie sociale-démocrate usée et éprouvée – cette même stratégie qu’elle défendait jadis – Luxembourg reprochait le confort parlementaire, et sa tolérance de la paix capitaliste, voire son obstination légaliste : son refus de comprendre la révolution comme un affrontement inévitable avec les forces au pouvoir et leurs réactions fascisantes, et son fantasme entêté d’une révolution qui se réaliserait dans la douceur de la paix électorale – de cette paix imaginaire, et à toute fin pratique introuvable.

Déjà, en 1905, Luxembourg esquissait, à la suite d’une réflexion sur la révolution manquée en Russie, une théorie de la révolution comme expérience à pratiquer – comme expérience à cultiver et à propager. Point de révolution achevée, répétait-elle, sans expériences préalables, sans grèves révolutionnaires, même réprimées, qui auront appris au prolétariat à se battre, à affronter les forces de l’ordre capitaliste. Point de révolution victorieuse de 1917 sans tous les apprentissages de la révolution manquée de 1905.

Mais ce qui semblait d’une évidence manifeste pour Luxembourg ne l’était pas pour la plupart des sociaux-démocrates allemands. On lui brandissait les excellents résultats électoraux. On lui rappelait les meilleures conditions de travail. On lui infligeait le sermon légaliste du pacifisme. Mais elle répliquait alors avec une fougue sans pareille : « C'est seulement dans l'explosion volcanique de la révolution, martelait-elle, qu'on s'aperçoit quel travail rapide et approfondi la jeune taupe avait exécuté. Et combien gaiement est-elle en train de saper le sol sous les pieds de la société bourgeoise d'Europe occidentale. Vouloir mesurer la maturité politique et l'énergie révolutionnaire latente de la classe ouvrière à l'aide de statistiques électorales et de chiffres de membres des sections locales, c'est vouloir mesurer le Mont Blanc à l'aide d'une aune de tailleur. »

Et l’histoire lui donnera raison. Il ne saura même y avoir d’équivoque sur la question : la social-démocratie allemande tant respectée, tant admirée durant la IIe internationale, et qui a longtemps été, toujours selon les mots de Luxembourg, « l’orgueil de chaque socialiste et la terreur des classes dirigeantes dans tous les pays », bref, cette social-démocratie, ses prétentions à la révolution, ainsi que toute la société allemande, seront balayées par le souffle foudroyant du nazisme. Ernest Mandel, dans sa vieille vulgate marxiste – qu’on lui pardonnera ici—, résume avec éloquence l’histoire de cet effondrement, son enchainement malheureux et ses causes les plus profondes : « On ne peut apprendre à nager sans se mettre à l'eau; on ne peut acquérir une conscience révolutionnaire sans expérience d'actions révolutionnaires. Si dans l'Allemagne entre 1905 et 1914 il était impossible d'imiter 1905, il était parfaitement possible de transformer de fond en comble la pratique quotidienne de la social-démocratie, de la réorienter vers une pratique et une éducation de plus en plus révolutionnaires, préparant les masses à l'affrontement avec la classe bourgeoise et l'appareil d'État. En refusant d'opérer ce tournant, en se cramponnant à des formules qui perdaient de plus en plus tout sens réel, concernant la victoire "inévitable" du socialisme, le recul "inévitable" de la bourgeoisie et de l'État bourgeois devant la "force tranquille et pacifique" des travailleurs, les dirigeants du S.P.D. (le Parti des sociaux-démocrates) ont, au cours de ces années décisives, semé la graine qui a produit les récoltes amères de 1914, de 1919 et de 1933. »

Dans l’obstination légaliste des sociaux-démocrates allemands, dans l’intransigeance de leur pacifisme moral, dans leur confiance surfaite par les résultats électoraux, bref, dans la stratégie social-démocrate sommeillait ainsi une impuissance – celle qui ne saura freiner la Guerre mondial de 1914, ni achever la révolution de 1919, ni même freiner la déferlante du nazisme en 1933. Et encore pire : il y avait peut-être là, comme effacé sous le vernis vertueux d’une telle stratégie, un amour de l’Ordre et de l’État : conserver le mouvement révolutionnaire dans une condition léthargique, lui interdire une pratique révolutionnaire à travers la grève sauvage, ou sinon le décourager à emprunter les chemins houleux de cette voie par trop incertaine pour les amoureux de l’ordre, c’était l’affirmation d’une compréhension étatiste de la révolution. Et surtout : c’était, pour les sociaux-démocrates, préparer le terrain de leur ascension au pouvoir, et s’assurer – consciemment ou non – qu’aucune turbulence révolutionnaire n’affecterait leur emprise sur l’État une fois qu’ils seraient dans les hauteurs enivrantes du pouvoir.

Aucune surprise, alors, si les fanatiques de la tactique des urnes et du pacifisme furent, à plusieurs égards, les mêmes qui réprimèrent la révolution spartakiste de Berlin, de 1919, et assassinèrent les révolutionnaires, telle Rosa Luxembourg, qui refusèrent le pouvoir de l’État capitaliste – qu’il fût social-démocrate ou non. Une ascension électorale au pouvoir ne pouvait apprécier l’œuvre d’une insurrection révolutionnaire. Un amour de l’ordre ne pouvait tolérer une lutte contre l’État moderne.

Syriza et l’amour de l’ordre et de l’État

Or, c’est justement un tel amour de l’ordre et de l’État – déjà embryonnaire dans la tactique si vertueuse des urnes et du pacifisme – que nous devrions aujourd’hui redouter chez Syriza. Et cela pour deux raisons liées l’une à l’autre, et qui s’entremêlent jusqu’à dessiner des jours sombres, et pour le moins cauchemardesques, dans l’horizon socialiste de la Grèce – comme nous ont déjà tant habitué les révolutions ratés du siècle dernier.

Première raison : le haut potentiel – sans cesse sous-estimé par nos réformistes locaux – de trahison que représente aujourd’hui Syriza – de trahison face à l’ordre néolibérale et ses dictats impérieux. Pourquoi ? Car il n’y aura d’espoirs socialistes, mêmes minces et mouchetés d’autorité, sans une sortie claire et nette de l’euro. Or rien n’est moins sûr en cas d’élection de Syriza, si l’on suit la logique de compromis qui est déjà entamée au sein du Parti. « Mais que veut Tsipras exactement ? demande l’économiste Frédéric Lordon. Tendanciellement de moins en moins, semble-t-il. En deux ans, Syriza est passé d’une remise à plat complète du mémorandum à un très raisonnable rééchelonnement de la dette détenue par les créanciers publics. » Et toujours Lordon : « Ce sera donc l’euro et la camisole, ou bien aucun des deux. Or rien ne semble préparer à ce second terme de l’alternative si l’on considère et la dérive politique de Syriza et le prétexte que lui donnent des sondages assurant que la population grecque demeure très attachée à la monnaie unique – et pour cause : Syriza, dérivant, a de fait abandonné de produire l’effort requis pour ancrer l’abandon de l’euro dans l’opinion comme une option possible, conformément par exemple à une stratégie d’affrontement gradué, au bout de laquelle l’arme ultime de la sortie est indiquée comme fermement intégrée à l’arsenal d’ensemble. » (Blog de Lordon, 19 janvier 2015).

Deuxième raison : la frange massive du mouvement révolutionnaire grec qui refusera, fût-ce d’un seul pouce, de plier devant les injonctions de l’Union européenne. L’ardeur farouche et implacable de cette frange. Son sens aigue de la lutte révolutionnaire. Et avant tout : son mépris pour la trahison attendue de Syriza. En d’autres mots, la mouvance anarchiste d’une part, et le Parti communiste d’autre part, ou la nébuleuse hétérogène et conflictuelle qu’ils forment pour le meilleur et pour le pire, et qui sait faire démonstration de sa puissance – rappelons seulement les émeutes du 6 décembre dernier –, ne s’effacera pas par magie des boussoles politiques de la Grèce après l’éventuelle élection de Syriza. À l’inverse, elle ne sera que plus sensible aux signes avant-coureurs de l’éventuelle trahison du pouvoir social-démocrate.

Deux raisons qui s’entremêlent, dis-je. Et pour cause : à moins d’un sursaut de réalisme dorénavant inespéré, tous les signes portent à penser que Syriza voudra réconcilier l’irréconciliable : l’Euro et le socialisme, la camisole de force et la rupture avec l’ordre néolibéral. Et nous pouvons être certains qu’en de telles circonstances, il y aura un refus d’indulgence à l’égard de la trahison. Comme dans l’Allemagne de 1919, une frange massive du mouvement révolutionnaire refusera l’autorité étatique d’un éventuel gouvernement social-démocrate qui lorgnera peu à peu vers les perfidies et autres tromperies. Et comme en 1919, cette dissidence alimentera les conflits fiévreux, et peut-être sanglants, entre une gauche au sommet de l’État parlementaire, orgueilleuse malgré ses lâchetés, et un mouvement révolutionnaire en lutte contre son ennemi le plus intime.

La réaction ou la restauration de l’ordre

Soyons-en sûrs : d’une telle lutte fraternelle nul ne sortira vainqueur. Ni les sociaux-démocrates, ni les révolutionnaires. Le gouvernement social-démocrate cherchera-t-il à contenir la rue qu’il se butera à sa ferveur, à sa dureté, à sa violence ; les éléments révolutionnaires de la rue chercheront-ils à contrer la trahison qu’ils s’écraseront sur la puissance de l’État, sa force répressive, sa violence inouïe. Et, de fait, il ne peut y avoir qu’une seule triomphante à l’issue de cette lutte : la réaction. Oui, la réaction fascisante : cette variable sans cesse ignorée dans l’équation ! Je parle ici des éléments déjà organisés et résolus qui s’affirmeront le jour venu comme les garants de l’ordre que la révolution avortée aura affecté. Je parle ici de tout ce qui tourne, de près ou de loin, autour d’Aube dorée : ses membres connus ou inconnus, ses fidèles ou autres partisans potentiels parmi la peuple mais aussi dans la police et l’armée – celles et ceux que Syriza promet joyeusement d’abattre sans même un germe de combats. Tel un mal s’évaporant dans l’ivresse de la victoire électorale. À travers les compromis et les demi-mesures. Au sein de l’Europe capitaliste. Avec les maux qui persisteront à coup sûr.

Et pourtant, on le sait : historiquement, les apprentis fascistes prennent toujours force et puissance quand la gauche au pouvoir se ramollit jusqu’à oublier ses premiers élans révolutionnaires. Souvenons-nous de la tragique débâcle des vieux sociaux-démocrates allemands : entre mai 1928, quand le social-démocrate Hermann Müller devient chancelier d’Allemagne, et mars 1933, quand Hitler remporte les élections législatives, le vote en faveur des nazis passent, en l’espace de 5 ans, de 2,6% à 43,9%. La recette du conte de fée nazi ? D’abord un opposition franche au plan Young des sociaux-démocrates : un plan mitigé de réductions et de rééchelonnements de la dette allemande. Puis, des coalitions inattendues, et même impensables quelques années plus tôt, entre ultraconservateurs contre un pouvoir social-démocrate qui s’était compromis dans un plan qui n’avait su rompre les chaines de l’Allemagne. Une crise économique majeur aussi. Et surtout, une propagande de puissance : des bandes armées qui terrorisaient juifs et gauchistes de tout acabit dans les rues. Qu’on se souvienne également des socialistes italiens avant leur éradication par les chemises brunes de Mussolini. Ou encore, des sociaux-démocrates espagnols avant le coup d’État fasciste de 36. Leur point commun : un vertige paralysant devant le beau risque de la rupture. Plutôt plier à moitié que rompre avec l’ordre existant. Et à la fin, quand tout dérape dans la folie, parlementer avec le péril brun au lieu de l’abattre de sang froid.

Certes la configuration politique actuelle est inédite, l’analogie avec les débuts du 20e siècle relative et sans doute usée, les forces fascisantes depuis lors bouleversées. Mais la réaction, elle, demeure un effroyable péril si Syriza s’entête à conserver l’euro, à vouloir réconcilier irréconciliable, à promettre l’impossible : le socialisme dans l’Europe capitaliste. Que faire alors, sinon anticiper cette réaction pour mieux la combattre ? Se garder de lutter contre toute trahison pour éluder le risque des déchirements ? Difficiles et acerbes questions, me direz-vous. Mais inquiétons-nous seulement, pour l’instant, du silence qui enveloppe aujourd’hui la possibilité d’une telle réaction. Comme si l’histoire récente n’existait que dans les livres poussiéreux des bibliothèques perdus et n’avaient de sens pour nous – révolutionnaires du 21e siècle – qu’à titre indicatif.

Sans doute est-ce là – je veux dire ce silence – le contrecoup de l’espoir surfait que d’aucuns partagent, aussi bien que le fruit de l’indifférence à laquelle les plus pessimistes se cramponnent. Pourtant, de quelque camp politique que nous soyons, l’ascension éventuelle de Syriza au pouvoir aura ses effets inévitables : des lignes de partage se déplaceront, des inédits politiques apparaîtront, des camps s’écrouleront et d’autres naîtront. La Grèce est sur la ligne crête de notre époque : ce qui s’y joue aujourd’hui dévalera un jour ou l’autre sur le reste de l’Europe. Si Syriza, par une quelconque intervention divine, brise définitivement les chaines qui asservissent la Grèce à l’Europe capitaliste, toute la gauche parlementaire occidentale s’en trouvera rehaussée – les sociaux-démocrates espagnols de Podemos en premier lieu. Si, au contraire, des luttes fraternelles jaillissent entre gauchistes et anarchistes, tout le mouvement révolutionnaire européen tanguera vers le précipice des déchirements. Et de la même façon : qu’une réaction d’extrême droite achève la rupture avec l’Europe des banquiers – après une trahison de la gauche parlementaire –, et le fascisme embryonnaire et ses déclinaisons multiples – même conflictuelles – y trouveront le tremplin pour se diffuser peu à peu à travers le continent. Comme la peste brune de jadis. De ville en ville et de pays en pays. Traversant frontière après frontière, telle une infection maligne que nous aurons d’autres choix que d’abattre en plein vol. Comme naguère en Espagne se jouera ainsi en Grèce, dans les prochaines années, un moment de basculement. Une décision sera prise. Quelque chose d’irréversible aura lieu. Et seuls les aveugles au pays de la politique se refuseront à fixer leurs regards sur les devenirs, heureux ou malheureux, de Syriza.