vendredi 30 mai 2014

L'abstention et le déficit de légitimité


Depuis la victoire du FN aux élections européennes, les français subissent jour après jour le grand récital de la morale électoraliste, si propre à nos parlementaires de gauche pour lesquels le vote, et surtout le vote de tous et toutes, incarne la solution finale à l'irrésistible montée en puissance de l'extrême droite.

Votons tous sans exception, disent en gros nos bons parlementaires de gauche, et nous anéantirons l'extrême droite et tous les sentiments haineux dont elle alimente le brasier.

Ah oui ? Faudrait seulement voter, dites-vous ? Mais voter pour qui et pour quoi ? Pour Sarko ? Pour Valls ? Pour leur amour de la police, de l’ordre et de la République ? Pour leur reprise calculée des thèmes du FN ?

Pour qui sait lire le moindrement la situation politique française, il est écrit dans le ciel que la triade Valls/Sarko/Lepen s'élèvera dans les hauteurs des sondages lors des prochaines présidentielles. Et l'heure serait encore au vote ? Il s'agirait seulement d'accomplir ce devoir moral du citoyen docile et dressé, en espérant une fois de plus, et de tout son cœur, que les français éliront le bourgeois Mélenchon et qu'ils entameront ainsi leur merveilleuse course à reculons vers la social-démocratie perdue ?

Mais ne voyez-vous pas bon Dieu que nous sommes condamnés à perdre en persistant sur le terrain électoral, en France comme au Québec ? Ne voyez-vous pas que la Représentation politique, la distance qu'elle impose entre le représenté et le représentant, le monstre d'État qu'elle participe à construire, contiennent déjà en leur sein les germes d’une force réactionnaire ? Et ne voyez-vous pas, pauvres de vous, qu'en sombrant dans la basse morale électoraliste, vous participez à offrir une légitimité à cette Représentation de merde, à cette Représentation qui est né un jour dans la tête de Hobbes l'autoritaire - l'inventeur de l'État moderne, et dont l'une des premières ambitions – aussi bien chez Hobbes durant la Guerre civile anglaise que chez ses héritiers avoués ou inavoués durant la Révolution française – fut l'anéantissement des premiers mouvements révolutionnaires de la modernité, de leur potentiel de puissance et d‘émancipation ?

Lors des dernières élections québécoises, quelques architectes de la vérité facile, toujours imbus de leurs belles convictions – si morales et si démocratiques, ne cessaient de me répéter qu'ils ne comprenaient pas le sens de l'abstention. Mais qu'avons-nous à perdre en votant, me disaient les biens pensants ? Ne donnons-nous pas ainsi un misérable dollar à QS ? Ne pouvons-nous pas ainsi consolider le vote de QS dans le Boboland montréalais, et parachuter dans les lointaines terres réactionnaires de Québec quelques gauchistes, quelques montréalais illuminés qui enseigneraient aux ignares régionaux le sens de la vérité – le sens de cette vérité que nous, montréalais, possèderions en quantité impressionnante ?

Mais si, vous le pouvez, bande de cons ! Vous pouvez aider l’œuvre de QS en votant ! Comme les français peuvent de la même façon aider le Parti de gauche !

Mais ce que vous vous refusez à voir, c’est combien, par là même, vous procurez une légitimé à toute la merde dans laquelle nous baignons, et combien le positif de votre vote – en considérant, avec beaucoup de doutes et d’ouvertures d’esprit, qu’encourager QS est un élément positif dans la lutte – est souillé par tout le négatif de cette légitimité que vous procurer à la merde ambiante. Par le même geste où vous dépêchez sœur Françoise David à Québec pour qu’elle puisse revendiquer la social-démocratie à grands coups de sermons moraux, vous offrez à Couillard la possibilité de se réclamer de la Représentation politique, et de la merveilleuse démocratie qui en dérive : celle qui aura offert aux néolibéraux le pouvoir partout en Occident, et qui aura ainsi grand ouvert le chemin au train que l’extrême droite a emprunté pour venir nous frapper en pleine gueule.

Si bien que là où il faudrait que vous sapiez la légitimité, vous la renforcez. Que là où il faudrait que vous miniez le terrain, vous le dégagez.

C’est pourquoi l’abstention est beaucoup plus affirmative que vous ne le laissez entendre. Moins pour ce qu’elle construit ou achève que pour ce qu’elle sape et contredit. Presque 60 % d’abstention, voilà, entre autres choses, ce qui sape peu à peu le pouvoir parlementaire, ce qui le contredit à chaque fois un peu plus dans chacun de ses gestes. Car s’il y a une seule chose que les élites redoutent en silence, qu’elles appréhendent avec horreur derrière les portes closes du pouvoir, c’est bien le déficit de légitimité. Qu’est-ce qui a précipité la chute de Louis XVI en 1789 ? Le déficit de légitimité. Qu’est-ce qui a caractérisé le pouvoir de l’État français avant que ne survienne la commune de Paris ? Toujours le déficit de légitimité. Et de quoi souffre aujourd'hui le gouvernement socialiste ? Encore d’un déficit de légitimité.

Si bien que nous devons sans cesse encourager par tous les moyens un tel déficit, que nous devons toujours travailler à l’approfondir. Et sachez-le : l’abstention participe à cette œuvre. Passive ou active, elle est toujours refus d’embrasser la démocratie capitaliste, refus de s’obliger à ses devoirs moraux, refus de se lever un matin d’élection pour aller se perdre dans les vains espoirs de l’isoloir. L’abstention mine d’élection en élection le rêve démocratique, le sape à même ses fondations les plus idéologiques, et ouvre ainsi la porte – fût-ce encore une porte à moitié close – à d’autres possibles, à d’autres formes de légitimité : à des positivités nouvelles qui déborderont un jour ou l'autre l’impérieuse Représentation politique.