mercredi 29 janvier 2014

Du racisme dans l'ordinaire du quotidien

Ce soir, j’entre au mcdo sur Masson, coin Iberville, dans Rosemont. Sous la lumière vive des néons, je balais du regard la salle à manger – cette salle où l’on consent à bouffer d’la merde à prix modique. Puis je me retourne vers les caisses et la cuisine, et je remarque, comme un contraste de ton qui frappe aussitôt la vue, la couleur des employés : tous blacks, hommes et femmes, mais noirs, noirs de peau.

Comme un contraste, dis-je, car le découpage était parfait : entre la salle à manger, d’une part, et les caisses et la cuisine, d’autre part. Découpage dans l’espace qui reposait sur celui des peaux : entre les clients blancs, seulement blancs, et les salariés noirs, seulement noirs.

Un découpage structurel, presque banal, et dont la perfection relevait sans doute d’un certain hasard : des noirs mangent au mcdo, et des blancs y travaillent aussi. Mais là, ce soir, dans ce quartier qui a subi, durant les vingt dernières années, un embourgeoisement sauvage et pourtant sourd et même déjà oublié, il y avait un découpage parfait, tranché au couteau.

D’où l’évidence du ridicule déséquilibre racial : dans un Rosemont d’une blancheur dorénavant immaculée, la cuisine du mcdo était peuplée de blacks, seulement de blacks. Et c’est peut-être là, dans ce déséquilibre des couleurs de peau que nous expérimentons ici et là, que se situe le racisme le plus contemporain. Celui que nous, blancs et blanches de toutes les conditions, banalisons jusqu’à l'oublier dans l'ordinaire du quotidien.

dimanche 26 janvier 2014

La genèse de l'État moderne et la Laïcité

On ne saurait parler de la Laïcité sans parler d’abord de la genèse de l’État moderne. On ne le saurait, car ce serait oublier les dispositions qui l’ont accueillie, les lignes tracées à même le sol de la société sur lesquelles elle s’est enracinée, pour ensuite fleurir dans les conflits politiques du 19e siècle. Et même pour devenir le parasite réactionnaire qu’elle est devenue dans la politique du 21e siècle.

Sans le monstre de l’État moderne, sans sa grande neutralité fictionnelle, sans le grand partage libéral que ce monstre a opéré entre le privé et le public, entre l’intériorité morale et la citoyenneté publique, entre la subjectivité et l’objectivité, la Laïcité eut en effet été un impensable et même une impossibilité. C’est à travers la métaphysique de l’État moderne, de sa neutralité fictionnelle – comme pouvoir objectif au dessus des Hommes privés - qu’elle s’est révélée l’arme privilégiée du combat moderne contre les religions.

En d’autres mots, et pour le dire sans doute plus simplement, l’État moderne a préexisté à la laïcité et lui a offert une disposition à l’intérieur de laquelle elle a pu naître et prendre ses aises. Et cette préexistence, c’est elle que nous devons critiquer. Non pas au nom de quelconques droits individuels (qui reconduisent encore l’idée d’une neutralité fictionnelle de l’État, d’une neutralité qui protègerait les individus à travers le Droit). Mais au nom d’un anti-étatisme strict, qui ne croît pas aux balivernes de l’État moderne : à sa neutralité, à son espace civique, à sa Justice.

L’État moderne n’a jamais été neutre, et ne le sera jamais : il ne l’a jamais été à travers le Droit, et ne le sera pas davantage à travers Laïcité. Si nous devons nous élever contre la Laïcité, c’est donc contre l’État que nous devons le faire - contre ce même État qui nous tirait dessus (avec ses balles de plastique) lors du printemps 2012, et qui continuera à vouloir nous éliminer dans les années à venir.

L'embourgeoisement comme normalisation

Nous critiquons l’embourgeoisement d’Hochelaga, sa transformation à la faveur d’une nouvelle bourgeoisie, et à la défaveur de son menu peuple historique qui, enfermé longtemps dans ses taudis, s’y voit peu à peu expulsé, et même rejeté vers d’autres quartiers, vers d’autres taudis. Vers St-Michel, vers Montréal-Nord, vers Rivière-des-Prairies. 

Mais quand nous critiquons cet embourgeoisement, nous savons à raison que la petite bourgeoisie, qui s’impose impérieuse sur le quartier qu’elle évitait jadis, n’est pas la grande bourgeoisie : elle n’est pas celle qui se réfugie et s’isole dans les hauteurs de la ville, à Westmount ou à Outremont. Elle est plus petite et moins grossière, plus effacée et moins majestueuse, plus floue et moins saisissable. 

Et par moment, quand on la regarde de près, dans les reflets sociologiques de la statistique, on en vient à se demander si cette petite bourgeoisie est seulement bourgeoise : si elle n’est pas autre chose, aussi. Quelque chose qui aurait plutôt à voir avec le normal et l’homogène, avec la disposition à épouser parfaitement les dispositifs de la société capitaliste : avec la disposition à être universitaire ou jeune professionnel. À être en couple. À être de fiables locataires, puis éventuellement d’honorables propriétaires. À être de bons citoyens et de fidèles électeurs. À être légal dans tous les aspects de sa vie. Bref, à vivre selon une forme de vie parfaitement normalisée, neutralisée, presque morte. 

Si bien que nous puissions comprendre l’embourgeoisement comme phénomène de normalisation. Comme effacement de tous les écarts, de toutes les petites délinquances qui nous permettent de vivre au-delà des dispositifs serrés de la société homogène.

mercredi 22 janvier 2014

Contre-histoire du drapeau québécois


Dans les pages d’un Devoir aux ambitions si progressistes, si ouvertes aux opinions des uns et des autres, toujours à la recherche, prétend-il, de la vérité soigneusement documentée et longuement réfléchie, vestige de ce qu’il reste d’un espace public bourgeois en déliquescence, – dans les pages de ce Devoir, donc, se logeait hier, dans l’indifférence presque générale, un article d’une forte odeur nauséabonde. Et même d’une grande honte : d’une grande honte pour le Devoir qui semble toujours davantage ouvrir ses pages au nationalisme le plus crasse, mais aussi pour celles et ceux qui, comme le jeune con de Bock-Côté, lisent ce condensé idéologique, conservateur et presque monarchiste, avec réjouissance et enthousiasme.

Cet article, c’est celui de Gilles Laporte, président du MNQ, qui badigeonne à grands traits vulgaires, avec son titre d’historien au service d’une autorité idéologique clairement conservatrice, une histoire du drapeau québécois. Que nous raconte Laporte, depuis les terres lointaines de sa précoce sénilité ? En gros, que l’histoire du fleurdelisé est beaucoup plus « tragique » qu’on ne le pense. Que la possibilité historique du fleurdelisé est suspendue à un « miracle » : au miracle, dit-il, du carillon, cette relique qui a survécu à la conquête anglaise et à l’incendie de l’église où elle était entreposée. Enfin, qu’il revient à Duplessis (grand homme, lit-on entre les lignes, à rétablir dans les livres d’histoire) d’avoir audacieusement hissé au dessus du parlement une variante de cette relique, celle d’Eugène Filiatrault, curé de St-Jude.

Mais cette émouvante histoire du fleurdelisé pour nationalistes en manque de sensation est de la mauvaise histoire, de l’histoire bâclée, hachurée, idéologique. C’est du révisionnisme pur et dur, devenu commun dans notre récit nationale, et qui camoufle une partie des faits pour simplifier et consacrer : pour créer un miracle qui scelle, à travers un mythe fondateur, la question de la symbolique nationale.

En un point de son texte, le crétin Laporte avoue, sans doute pris de vertige par la fraude intellectuelle de son révisionnisme, qu’après la défaite des patriotes, les canadiens français se sont rabattus, un temps au moins, sur le tricolore bleu, blanc, rouge, sur ce drapeau républicain que Laporte dénigre aussitôt en le qualifiant de « dérisoire rappel de nos racines françaises ».

Or la malheureuse stratégie, celle qui passe inaperçue dans le brouillard de l’amnésie collective, est ici l’esquive : en qualifiant ainsi la drapeau tricolore, il esquive l’histoire de ce drapeau tricolore au Québec ; il laisse croire à la marginalité de ce drapeau, à la banalité de ses partisans. Et pourtant, c’est seulement à travers l’histoire de ce drapeau tricolore, de sa disparition progressive du paysage québécois, que s’illumine, avec horreur, l’histoire du fleurdelisé.

Commençons par les partisans du tricolore français. Je laisse ici la parole universitaire à Marc Chevrier : « L’institue canadien fondé à Montréal en 1844 sera l’un des premiers défenseurs
[du tricolore]. Foyer du républicanisme qui porta aux nues la IIe République française de 1848, il en fit une promotion si enthousiaste qu’en 1849, à l’occasion d’un concert donné dans le très chic hôtel Donegani de Montréal, l’irruption soudaine du tricolore accompagné des couplets de la Marseillaise déclencha une émeute et un incendie ravagea l’établissement. (…) Louis Fréchette proposa l’adoption du tricolore comme emblème, mais avec l’ajout d’une feuille nationale ; d’autres imaginèrent un tricolore greffé d’un castor et du Sacré-Cœur. Les acadiens comme les métis de Rivière-Rouge conçurent leur drapeau à partir du tricolore. » (La République québécoise, p. 52).

Dans le Québec du 19e siècle, les partisans du drapeau tricolore rassemblent ainsi les partisans de 1848, les partisans de la Révolution qui contredisent les nostalgiques de l’Ancien régime ; ces partisans seront alors politiquement dénommés les Rouges. Fernand Dumont précise : « Les Rouges sont les héritiers des luttes d’avant 1837 ; ils en récapitulent les thèmes, en poussent les conséquences à la limite. Leur contestation et leur utopie sont avant tout de couleur politique ; ils espèrent une société républicaine à l’image des Etats-Unis (…) » (Genèse de la société québécoise, p.  252).

On ne doute point de la réaction cléricale à ce républicanisme révolutionnaire, de son hostilité et de son vif désir d’en découdre avec lui, quitte à s’allier une autre fois, après le désaveu des Patriotes, avec la Couronne anglaise. Pour le clergé québécois, qui s’alimente à l’époque aux déversements idéologiques des ultramontains français, il vaut mieux, en effet, une Couronne étrangère qu’un Républicanisme dont la motivation première est d’importer une Révolution qui avait déjà combattu farouchement le clergé français. Et cette réaction s’est entre autres organisée autour du drapeau québécois, par le rappel, à travers un renouveau de la symbolique nationale, que le Canada français trouvait son héritage non point dans la France révolutionnaire, antimonarchiste et anticléricale, mais dans la France de l’Ancien Régime, en cette époque où le clergé français contrôlait, avec aisance, les âmes et les esprits.

Et c’est là, dans ce désir monarchiste de contrer le Républicanisme révolutionnaire, qu’est apparu, dans les cerveaux abîmés de nos débiles ultramontains, notre si merveilleux drapeau québécois. Partisan convaincu du fleurdelisé, Jean-Guy Labarre, avec une plume maitrisée, écrit sans sourciller, vers la moitié du 20e siècle : « Le sort en était jeté, croirait-on : le bleu-blanc-rouge avait gagné la patrie. Erreur, on voit poindre une opposition qui l’écartera définitivement de notre histoire. Un groupe des nôtres n’est pas satisfait. Le tricolore a une origine qui lui répugne. C’est le drapeau de la Révolution de 1789, d’une France qui n’a plus la même orientation civilisatrice et chrétienne que l’ancienne France » (Non au Drapeau canadien, p. 43).

Il nous faut un nouveau drapeau, scandaient alors en cœur les cerveaux abimés. Et c’est ainsi qu’Eugène Filiatrault, curé de st-machin, a inventé notre drapeau à partir d’une relique monarchiste, et qu’il s’est justifié de son délire par une théorie raciale, si merveilleuse qu’il convient ici de la citer : « [Les] Normands, ces hardis conquérants de l’Angleterre au XIe siècle, et qui en ont préparé la grandeur future ; les vendéens, ces prodigieux défenseurs de leur foi, pendant les jours sombres de la Révolution, et que Napoléon 1er a proclamés un peuple de géants. Nos ancêtres furent de ce sang (…) » (Aux canadiens-français : notre drapeau, p. 14).

Un drapeau en l’honneur de nos ancêtres monarchistes et contrerévolutionnaires, la voilà la motivation originelle de notre drapeau. Et Duplessis, quand il hissa le drapeau fleurdelisé au dessus du parlement, savait parfaitement le geste politique qu’il posait : il savait qu’il consacrait par là même la victoire des ultramontains dans leur lutte contre les républicains révolutionnaires ; et que cela participait d’un ensemble idéologique qui justifiait également son accueil généreux des pétainistes français.

Sous le miracle du fleurdelisé se cache ainsi une lutte politique de haute instance, nous rappelant les jours sombres de notre histoire. Le crétin Laporte le sait sans doute ; mais le raconter serait souiller le mythe de sa pureté fictive. Il nous reste alors à conclure que le Devoir a privilégié la mythologie à la complexité historique, applaudi en cela par le jeune con de Bock-Côté. Si c’est vraiment le cas, on peut certes s’en désoler ; mais à la vérité, il est préférable d’y lire une autre preuve de la déliquescence irréversible de ce vieil espace public bourgeois, celui-là même dont le Devoir s’est longtemps fait le porte-étendard. 

mercredi 8 janvier 2014

Quenelle, charte des valeurs, et reconfiguration de la ligne de partage.

Je vais le dire d'un coup : prendre position pour ou contre la quenelle est d'une profonde connerie. Serais-je pour que je me verrais ranger dans le camp des gros tarés, comme Soral, qui tantôt font la quenelle avec fierté, tantôt banalisent la montée d'Aube Dorée. Serais-je contre que je me verrais ranger dans le camp des merdes, comme Valls, qui se plaisent à réprimer tout ce qui s'élève contre la République capitaliste.

Ai-je besoin de dire que la politique n'est pas seulement affaire de prise de position : qu'elle est aussi affaire de ligne de partage, de ligne de conflit?

Lors du printemps 2012, au Québec, nous avions imposé une ligne de partage claire et nette : d'un côté, il y avait celles et ceux pour le capitalisme total et son invasion du domaine de l'éducation ; et de l'autre, il y avait nous - celles et ceux qui étaient contre. Mais depuis lors, nous sombrons sans cesse à l'intérieur de conflits qui nous détournent de notre lutte - de notre lutte contre le capitalisme et sa vocation à tout dominer, à tout submerger jusqu'au moindre espace subversif.

Il y a tout d'abord eu cette histoire de charte. Et puis il y maintenant cette histoire de quenelle. Autant d'histoires dans lesquelles on ne peut que se perdre, à force de se battre sur le terrain de l'ennemi, de se positionner sur une ligne de partage qu'il a choisi.

Vous savez comment, au 19e siècle, la Troisième république française a étouffé la conflictualité sociale générée par la Commune de Paris? Vous ne le savez pas ! Laissez-moi vous raconter. Je vais faire vite.

Juste avant la Commune, les élections sont remportées par les royalistes, alors que la plus grande partie de l'armée française est prise au piège en Prusse à la suite de la défaite magistrale de Napélon III contre Bismack. À l'encontre de cette élection qui consacrait la victoire politique de la paysannerie conservatrice, catholique et nostalgique de l'Ancien Régime, s'élève la commune de Paris, révolutionnaire et anti-royaliste. Au sein des milieux républicains de droite, principalement composés de grands bourgeois qui veulent une république des riches, s'enclenche alors une stratégie pour rapatrier l'armée et mater la Commune. On négocie avec les allemands, on lève une armée professionnelle, on la dirige vers Paris.

La suite de l'histoire est connue. Répression sanglante, 40 000 morts, défaite de la commune. Et victoire des républicains de droite qui se sont faufilés entre la défaite de Napoléon et celle des communards. Mais ce qu'on connaît moins, c'est la suite de l'histoire : c'est de quelle manière on efface de la mémoire collective une conflictualité qui a fait 40 000 morts.

C'est simple : les républicains de droite, Thiers et Ferry en tête, ont reconfiguré la ligne de partage qui déchirait la France d'alors. Et comment ont-ils fait? En inventant la Laïcité, celle qui aura effacé la conflictualité sociale ayant généré la Commune, et qui aura finalement imposé un nouveau conflit, une nouvelle ligne de partage. Pour jouer le jeu des citations, laissons ici la parole à Baubérot, l'historien consacré de la Laïcité : « Dans ce conflit (imposé par la laïcité), partisans d'une France libérale et partisans d'une France socialiste se trouvent unis. Cette union est au détriment de ces derniers : la question sociale est reléguée au second plan par la question religieuse. » (Histoire de la laïcité en France, PUF, p. 78).

Vous voyez alors où je veux en venir? Avec sa charte des valeurs, le PQ nous fait le coup des républicains de droite, de Thiers et de Ferry. Même chose, à quelques différences près, avec Valls et sa croisade contre Dieudonné. Suis-je contre les intégristes, contre le clergé ? Oui, je le suis. La commune l'était aussi quand elle coupait la tête de l'évêque de Paris. Mais je le suis à la condition, comme durant la Commune, que cette lutte soit menée à l'intérieur d'une lutte contre le capitalisme. Suis-je enfin contre la nébuleuse qu'est le discours de Dieudonné, derrière laquelle se cache une variété de nationalistes identitaires qui banalisent les discours du FN et d'Aube Dorée? Oui, je le suis. Mais à la condition que cela ne favorise pas la République des riches, de Valls et ses amis.