jeudi 31 mai 2012

Marchons jusque dans les quartiers populaires


On manifeste dans les rues du centre-ville ! on marche, casserole à la main, dans plusieurs quartiers ! on forme des assemblées populaires pour s’organiser ! on se surprend de notre puissance politique !
Et pourtant, on oublie l’essentiel : on oublie que le triomphe de notre lutte dépend du soulèvement des quartiers populaires, de l'émancipation des quartiers isolés, des quartiers d’immigrants, des quartiers criminalisés, des quartiers chauds, des quartiers d’émeutiers. On oublie St-Michel, Côtes-des-Neiges, Parc-Extension, Montréal-Nord.
On s’étonne de l’entêtement gouvernemental devant les revendications étudiantes ! on se consterne de la violente répression policière ! on condamne les arrestations arbitraires ! on refuse l’ambition coercitive de la loi 78 !
 Et pourtant, on oublie que les quartiers populaires subissent déjà l’autorité des politiques néolibérales : on oublie que St-Michel vit déjà l’exclusion sociale, que Parc-Extension ignore déjà l’université, que Côtes-des-Neiges endure déjà la répression arbitraire, que Montréal-Nord souffre déjà d’une pauvreté endémique.
On se félicite de nos manifestations et de leur ampleur ! on contemple notre révolte et sa force ! on réfléchit notre mouvement comme le déclencheur d’un réveil politique !
Mais on oublie que Montréal-Nord s’est déjà révolté en 2008. On oublie que les quartiers populaires forment le cœur des peuples. On oublie que seule la puissance populaire contient le courage de la liberté.
Cessons de diriger nos manifestations vers le centre-ville !
Rencontrons les quartiers populaires qui ceinturent nos quartiers !
Marchons ce soir jusqu’à St-Michel !

lundi 28 mai 2012

Rappelons-nous que la lutte politique n’est pas une négociation!


Rappelons-nous qu’ils ont voulu nous ridiculiser, qu’ils ont voulu nous matraquer, qu’ils ont voulu nous abattre en plein vol.
Rappelons-nous de leur mépris intransigeant, de leur autorité sanglante, de leurs escroqueries répétées ; rappelons-nous de leurs gaz, de leurs balles, de leur arsenal paramilitaire.
Rappelons-nous qu’ils ont voulu nous submerger sous la puissance d’une déferlante idéologique. Qu’ils ont voulu nous arnaquer en plein jour. Qu’ils ont voulu nous casser par le meurtre d’une loi autoritaire.
Rappelons-nous, avant de nous compromettre dans une entente formelle, qu’ils ont sombré dans la violence de la répression. Qu’ils ont échoué dans leur projet de nous anéantir. Qu’ils ont épuisé la légitimité de la force répressive.
Rappelons-nous de ce qu’ils nous ont appris par leur arrogance : 1) tout d’abord, qu’ils se conçoivent comme les paternels, qu’ils nous conçoivent comme les rebelles infantiles, bref, qu’ils ne nous conçoivent pas comme des égaux ; 2) ensuite, qu’ils souhaitent que l’on conçoive notre lutte comme un combat d’intérêts, comme un conflit de portefeuilles, bref, qu’ils souhaitent que l’on conçoive notre lutte à travers leur vision du monde ; 3) enfin, que leur vision du monde n’est susceptible d’aucun compromis avec la nôtre.
 Et surtout, rappelons-nous des trois derniers mois pour franchir les frontières de la seule négociation, pour s’élever jusque dans les hauteurs de la lutte politique, pour construire un espace politique au-delà de l’autorité souveraine ; rappelons-nous, en somme, que la lutte politique n’est pas une négociation !

mardi 15 mai 2012

Quatre jours à regarder une image brouillée


Quatre jours, voire plus. Voilà l’intervalle de temps durant lequel nous avons rencontré des centaines de fois la même image, celle des poseurs de bombes fumigènes. À la télévision, dans les journaux, sur le site internet des médias d’information.
Quatre jours à regarder quatre suspects sur une image brouillée, à imprimer dans notre conscience l’allure du nouvel ennemi de la société, à se rappeler que leur crime était un outrage à la masse laborieuse qui travaille tous les matins.
Quatre jours à vilipender, à condamner ! Car les médias méprisaient le geste politique, l’élevaient à des niveaux d’horreur extraordinaires, le recouvraient d’une brume idéologique. Quatre jours, donc, à écouter la même chanson, à toujours se faire raconter une histoire qui se décline ainsi : celui que les quatre suspects ont attaqué par la paralysie du métro, celui qu’ils ont puni par leur fougue révolutionnaire, il se nomme le contribuable, il se lève aux petites heures du matin, il incarne la douloureuse citoyenneté contemporaine.
Nos chers médias ont ainsi transformé une souris en un monstre aux intentions les plus horrifiantes : de poseurs de bombes fumigènes, les quatre suspects sont devenus les ennemis de tous ; et à l’accusation « d’incitation à craindre le terrorisme », s’est ajouté le mélodrame de la famille bouleversée, que les voyeuses caméras de TVA ont filmé avec un plaisir honteux : le grand-père du suspect aux yeux mouillés, la grand-mère dans l’effroi de l’incompréhension, autant d’images saisissantes à l’aide desquelles le sentimentalisme vulgaire convainc de la gravité du geste.
Et pourtant, ce geste politique frappe par sa grande impuissance : des bombes fumigènes posées au quatre coins du réseau, une lourde fumée qui envahit quelques stations, une paralysie du métro qui fruste la banalité du quotidien. Aucun danger de morts, ni même de blessés. Peut-être une douce violence psychologique, mais jamais une violence grave ou physique !
On nous réplique alors que les gens ont eu peur, bref, qu’ils auraient pu se blesser dans une bousculade de la terreur. Mais un tel scénario relève du pur fantasme idéologique : on ne se blesse pas en s’échappant d’une inoffensive bombe fumigène, on se blesse en échappant aux gaz d’une bombe lacrymogène ! Comme à Victoriaville, il y a une semaine.
En vérité, les poseurs de bombes fumigènes ne souhaitaient pas semer la terreur, ou « inciter à craindre le terrorisme » ; ils souhaitaient investir le politique dans la banalité du quotidien. Leur objectif était d’interrompre la grande roue du capital, d’ébranler l’ordinaire du travailleur, d’interpeller le citoyen sur les lieux de son malheur; et leur cible n’a jamais été le contribuable universel, cette figure imaginaire de l’homme moyen, mais la machine capitaliste, celle qui ruine la liberté humaine, qui oblige à travailler comme s’il s’agissait d’une vocation naturelle, mécanique.
Or, il en coûte cher aujourd’hui de rompre l’ordre du quotidien : on devient aussitôt ennemi politique de la société, on figure soudainement parmi les criminels les plus recherchés, on incarne dès lors la terreur du désordre. Les poseurs de bombes fumigènes l’ont ainsi appris à leurs dépens : vouloir politiser le quotidien est maintenant une entreprise risquée!

mercredi 9 mai 2012

Dans les combats politiques de Victoriaville


Victoriaville apparaissait sous un jour sinistre : rues désertes, commerces fermés, barricades élevées contre les hordes qui arrivaient en ville. Le ciel était bas et lourd, la pluie brumeuse mouillait l’herbe verte, et l’humidité inondait nos vêtements.
L’hôtel où se déroulait le Congrès frappait par sa triste banalité. À l’arrière s’étalaient des champs d’herbes longues et des terrains vagues, et à l’avant une route secondaire s’égarait aux deux extrémités de l’horizon. Autant d’aires ouvertes, d’étendues lisses, qui interdisaient à la police un contrôle facile des lieux.
La foule a marché sur un ou deux kilomètres et s’est immobilisée en face de l’hôtel ; elle a secoué les clôtures de sécurité jusqu’à leur basculement sur l’asphalte noir, puis elle a envahi le stationnement de l’hôtel avec une rare conviction, s’époumonant de cris et s’agitant d’indignation.
Je marchais alors dans la foule et devinais dans l’air la colère des peuples. Un escadron de policiers, lourdement vêtus, s’est déployé à l’avant de l’hôtel, et la foule immobile est devenue hostile ; les deux camps se sont regardés en chien de faïence, et l’escadron a aussitôt voulu reconquérir le stationnement par la force.
J’ai vu quelques jets de pierre qui volaient en direction des policiers, et j’ai voulu me diriger vers l’arrière pour échapper au reflux de la foule. Mais les premiers tirs de bombes lacrymogènes furent immédiatement projetés sur la multitude bariolée, sur les cagoulés et les syndicalistes, sur les plus jeunes et les plus vieux, sur les familles et leurs enfants ; et nous nous sommes dispersés dans la panique, dans toutes les directions : les gens criaient, toussaient, et j’entendais au loin les pleurs d’un jeune enfant.
J’ai couru sur une cinquantaine de mètres à l’aveuglette, la tête baissée, à la recherche d’air frais. L’humidité cristallisait les gaz lacrymogènes en petits flocons, et le vent soufflait le nuage toxique en direction de notre fuite. Ma gorge brûlait à chaque respiration, et mes yeux piquaient jusqu’à pleurer, et je me suis retrouvé, comme beaucoup d’autres, à l’arrière d’une petite maison grise qui se situait en face de l’hôtel, de l’autre côté de la route.
Loin devant, un homme d’un certain âge conspuait les manifestants qui envahissaient son terrain : il criait des propos indicibles et agitait ses bras avec fureur ; et autour de moi, les gens reprenaient leur souffle et s’inondaient les yeux d’eau. Certains vomissaient, d’autres pleuraient à chaudes larmes ; et dans les secondes qui suivirent, j’ai entendu de nouvelles détonations.
J’ai repris mes esprits et j’ai entrepris de couper à travers champs, vers un terrain vague où s’était réfugiés plusieurs centaines de manifestants. Me rappelant que le frottement des yeux aggravait le mal, traversant un espace plat enveloppé d’un voile blanc, courant à grandes enjambées sans pour autant respirer.
À destination, je me suis effondré de fatigue, et quand je me suis relevé, des amis m’ont rejoint dans la hâte, et dans leurs yeux rouges et vitreux, je voyais la brûlure des gaz, et sur leur figure douloureuse, je soupçonnais la fierté de la résistance. Au dessus de nos têtes, un hélicoptère de la SQ est venu se poser à quelques mètres de hauteur, immobile et tapageur, comme en apesanteur, et ses hélices ont balayé la zone de combats se déployant entre les militants aguerris et l’escadron armé. Aux alentours de la petite maison grise, blottie contre la route qui s’éternisait dans l’horizon, une vingtaine de militants lançaient des projectiles et les policiers accusaient le choc sans reculer. De nombreuses explosions ont retenti dans le ciel gris, et je ne parvenais plus à distinguer la déflagration des pièces pyrotechniques de la détonation des bombes gazeuses.
 Nous nous sommes approchés de la zone de combat, et un attroupement de manifestants s’est soudainement formé à l’arrière de la ligne de front ; et quand j’ai pu voir ce qui les rassemblait, j’ai compris qu’il y avait un jeune homme inconscient sur le sol, le sang ruisselant le long du cou, les jambes molles, le visage foudroyé. Autour, les uns appelaient au secours et les autres fulminaient de rage. On partageait la nouvelle qu’il avait reçu une balle de caoutchouc (ou de plastique) ; on se consternait devant le jeune homme aux yeux clos. La réplique est venue par plusieurs vagues de cailloux qui atterrissaient sur les boucliers de l’escadron, et les policiers ont aussitôt gazé la foule, et le jeune homme est demeuré au milieu du champ de bataille.
Une accalmie est alors survenue : on invitait tout le monde à créer un espace pour qu’une ambulance puisse intervenir. Mais l’escadron a chargé la foule, et les secouristes ont tant bien que mal déplacé le jeune homme vers un espace pacifié. Se déplaçant à maintes reprises pour éviter les gaz, signalant en vain aux policiers qu’il y avait dans leurs bras un blessé grave.
J’ai reculé sous la pression des gaz et je suis revenu à la hauteur de la route. Un homme entre deux âges défilait entre les policiers et les manifestants, énigmatique et bête, perdu dans un nuage de fumée, et les cailloux volaient encore dans le ciel de Victoriaville.
Au bout de quelques minutes, un groupe a appelé les manifestants à se déplacer vers l’arrière de l’hôtel ; et sur place, nous avons découvert un terrain à l’abandon, recouvert de milliers de cailloux. Un escadron a rapidement formé une ligne de combat pour protéger l’hôtel des envahisseurs, et les cagoulés se sont mis à lancer tous les projectiles qui leur tombaient sous la main: ils étaient des centaines, ils lançaient par vague, ils se surprenaient de leur puissance de frappe. L’hélicoptère de la SQ est venu se poser en spectateur, à l’arrière de la scène de combat, voyeur de la colère historique ; et des badauds regardaient la scène de loin, stupéfaits par la violence du choc.
Et c’est là, au milieu de ce décor épique, que l’escadron en eaux troubles a décidé de tirer une deuxième salve de balles de caoutchouc (ou de plastique). Dans le milieu de la foule, j’ai d’abord vu une jeune femme atteinte d’une balle à la cheville, s’appuyant sur ses pairs pour revenir à l’arrière du front ; et j’ai ensuite aperçu au centre de la foule, à quelques mètres de ma position, un jeune homme s’effondrer sous l’impact d’une autre balle. Tout autour de lui, les uns s’agitaient dans les cris et les autres se consternaient dans les pleurs ; et quand je me suis approché du blessé, j’ai vu l’horreur d’un visage défiguré. J’ai entendu d’autres tirs sans pouvoir localiser les blessés dans la foule nombreuse, et je me suis retiré de l’aire des combats, à l’instar de plusieurs, sous l’effroi de cette violence inouïe.
La foule a alors dirigé sa rage sur un fourgon de la SQ, à l’abandon sur un stationnement adjacent. Les cailloux pleuvaient et les insultes de la foule formaient une sorte de clameur inédite ; et sans que j’en sache les circonstances exactes, un policier, à une dizaine de mètres du fourgon, s’est fait ruer de solides coups, et un véhicule tout-terrain de la SQ, qui traversait soudainement la foule à vive allure, à la rescousse du policier tabassé, a aussi encaissé une violente pluie de projectiles ; et à quelques mètres de la scène, les caméras de télévision captaient leurs seules images de la fureur populaire, réfugiées depuis longtemps à l’arrière des lignes policières.
Devant la férocité de la colère, les escadrons ont chargé la foule avec force et brutalité, la refoulant dans les rues de la ville, l’obligeant à se disperser sur les espaces ouverts qui entouraient l’hôtel ; et devant l’évidence de la fin imminente des hostilités, j’ai regagné mon autobus avec la mémoire de l’horreur.
Sur le chemin du retour, j’accusais une lourde fatigue et j’intériorisais en silence la douleur des évènements ; et autour de moi, les plus jeunes partageaient dans la cohue leurs difficiles expériences de la journée.
Nous roulions ainsi sur l’autoroute depuis une heure quand une rumeur alarmante, communiquée par téléphone, a circulé parmi les passagers : la SQ aurait déjà arrêté un autobus de manifestants et serait sur le point d’en intercepter d’autres. Un affolement s’est installé parmi les militants ; des débats ont surgi quant aux moyens à prendre pour échapper aux foudres de l’orgueil policier; l’un d‘entre-nous a même souhaité convaincre le pauvre chauffeur de revoir son itinéraire ; et de proche en proche, des dizaines de gyrophares ont soudainement illuminé le ciel noir de la nuit : des véhicules de patrouille ont traversé le viaduc qui surplombait l’autoroute pour ensuite emprunter la bretelle qui descendait à notre hauteur ; et nous fûmes encerclés en quelques minutes par des policiers qui nous ordonnaient de s’arrêter sur le bas côté.
Nous étions peut-être sept autobus à la queue leu leu sur l’autoroute : deux d’entre eux ont rebroussé chemin jusqu’à Victoriaville, escortés par la puissance policière ; et les autres ont pu continuer leur route jusqu’à Montréal. L’autorité policière a pour ainsi dire tranché sans discernement; et notre chance a été de se retrouver du bon côté de l’arbitraire.
Mais les célébrations furent aussitôt écourtées par une autre rumeur : le SPVM ferait le pied de grue à la Place Émilie Gamelin, lieu connu de notre destination. Plusieurs souhaitaient descendre au métro de Longueuil, et quelques autres désiraient sortir de l’autobus sitôt que nous serions arrivés à Montréal ; bref, dans tous les cas, nous nous entendions pour revoir notre destination ; et c’est ainsi que, quelques minutes plus tard, je suis descendu de l’autobus avec précipitation et que je me suis réfugié dans les ruelles montréalaises, moi l’ennemi de l’État autoritaire, le voyou cagoulé aux espoirs de justice.

lundi 7 mai 2012

TVA nouvelles et la banalisation de la violence policière



Voilà un p'tit coup de propagande de TVA nouvelles :
Méthode devenue classique dans nos médias de masse : on nous balance un seul point de vue, que l’on expose comme l’interprétation absolue, celle qui éclaircit le ciel au dessus de l'évènement brumeux, indéchiffrable pour le commun des journalistes. 
Poirier parle avec un bonhomme de Victoriaville, complètement dépassé par les évènements, et qui serait resté, selon son propre aveu, cinq minutes sur le front : celui-ci nous fait croire que c'était la guerre civile, que les policiers ont été calmes et patients dans les circonstances; et pourtant il nous dit aussi qu'il y avait seulement une cinquantaine de personnes qui lançaient des roches... « J'ai été traumatisé, dit-il. Ma fille n'a pas dormi de la nuit... ». Beaucoup d'émotions, d'approximations, mais peu de faits vérifiés.
On oublie de nous dire que la police tirait avec des balles de caoutchouc depuis le début des affrontements; qu'il y avait déjà eu un jeune homme littéralement abattu par ces balles quand les combats se sont intensifiés; que la dite patience de la police ne tenait qu'en raison de ses armes, de ses moyens légitimes d'utiliser une violence inouïe, pour contrôler le grondement de la colère.
On oublie de nous dire que la révolte s’alimentait à la violence policière ; que la vue d’une personne abattue par une balle de caoutchouc participait au sentiment d’injustice qui conduisait à prendre le parti des révoltés; que la colère était finalement partagée par plusieurs centaines de manifestants.
On omet enfin de nous dire que les balles de caoutchouc peuvent tuer si elles sont tirées en pleine figure.
Bref, on se bouscule pour condamner la violence des révoltés ; mais quand il s’agit de la violence policière, on la banalise au nom du grand Salut Public qui commande l’ordre et la paix.
On est dans le ventre d’un monstre qui s’est édifié sur le monopole étatique de la violence légitime ; mais on s’entête à nous présenter notre monde comme celui des grandes libertés.
On vit plus que jamais dans un univers médiatique qui marche sur la tête...

mercredi 18 avril 2012

Les leçons de démocratie de la ministre Beauchamp


À entendre la bonne parole de la ministre de l’éducation, de même qu’à lire de nombreux journalistes québécois, la démocratie, comme forme de régime politique, s’épuiserait intégralement dans l’idée de représentation politique.
Il s’agirait de voter tous les quatre ans, d’élire ainsi nos représentants et d’obéir aussitôt à leur autorité, pour que nous vivions bel et bien en régime démocratique. Dans une pareille perspective, nulle autre activité politique ne formerait l’essence de la démocratie ; nulle autre expression de la volonté populaire non plus. Entre deux élections, nous pourrions bien militer dans les partis politique, ou publiciser la candidature d’un futur représentant ; mais une fois la représentation politique installée aux commandes de l’État, il n’y aurait plus qu’à subir, passifs ou nonchalants, ses décisions politiques et ses pratiques répressives, aussi irrationnelles et injustes fussent-elles.
Or il faut le dire et le marteler sur toutes les tribunes : une telle vision de la démocratie ne s’élève que sur les errements d’une petite pensée intéressée, et ne se diffuse qu’à la mesure du tapage idéologique que permet le complexe politico-médiatique québécois.
Car la démocratie, dans ses figures les plus complexes et les plus essentielles, n’est nullement réductible à une quelconque forme de représentation politique, dont la légitimé souveraine eut été assurée par un processus électoral que l’on recommence à tous les quatre ans ; la démocratie, si elle explore son potentiel immense et rencontre l’épaisseur de l’existence humaine, est d’abord un engagement au quotidien, aussi bien de la pensée que de l’activité politique ; et par là même, elle n’est pas un élan politique qui s’éveille à tous les quatre ans pour mieux sommeiller dans la vie quotidienne : elle doit au contraire s’exprimer sous des formes multiples pour qu’elle ne devienne pas un grand spectacle médiatique, où s’affrontent des forces extérieures à la puissance et à la volonté du peuple.
C’est pourquoi il faut célébrer les assemblées générales étudiantes : elles constituent l’une des rares expressions de la démocratie qui surpassent aujourd’hui les limites de la représentation politique. Nous y exprimons peut-être un point de vue minoritaire ; nous y rencontrons sans doute des opinions variées ; mais avec les assemblées générales, nous ne disparaissons pas sous le dictat d’un pouvoir hégémonique.
Et le même constat peut être fait à propos des manifestations étudiantes qui, depuis plusieurs semaines, occupent les rues des villes québécoises : la même volonté d’expression démocratique ! le même désir d’une existence politique au-delà de l’autorité représentative !
Si bien que la démocratie est peut-être irréductible à l’État : elle peut déborder ses frontières, elle peut aussi contredire ses ambitions. C’est qu’elle est née, dans l’histoire moderne des révolutions et du mouvement ouvrier, en dehors de l’État et souvent contre l’État : elle prenait alors la forme de l’assemblée populaire, à l’hôtel de ville ou dans les clubs politiques, et échappait par là à l’emprise d’un pouvoir centralisé ; tandis que la représentation politique est, dans la même histoire moderne, comme la récupération, ou la captation, de cet élan démocratique par l’immense machine étatique, centralisée, qui n’a jamais voulu disparaître.
La disqualification des assemblées générales étudiantes et la réduction des manifestations à leurs seuls éléments violents ne sont alors guère étonnantes : elles procèdent d’une implacable logique étatique ; il s’agit toujours, pour l’État, d’assimiler les formes de la démocratie qui lui échappent, ou sinon de les éliminer par tous les moyens possibles.
Gouvernement et journalistes nous disent ainsi que les étudiants deviendront d’autant plus démocratiques que s’ils modèlent la procédure toute représentationnelle du vote secret ; ils nous disent aussi que les manifestations seront d’autant plus légales ou légitimes que si elles n’interviennent jamais dans le quotidien; mais ils ne nous diront jamais que vivre une grève étudiante, bref, participer à des assemblées générales hebdomadaires et exprimer à maintes reprises son opinion sur le pavé des rues québécoises, forme une expérience démocratique, voire politique, que nul système de la représentation politique ne permettrait.
Et pourtant, cela est d’une évidence concrète : dans les assemblées générales, nous débattons à plusieurs centaines, nous rencontrons l’altérité politique, nous exprimons une parole politique en public, nous devenons, en définitive, des êtres politiques qui se saisissons de la question de la justice; tandis que dans le système de la représentation politique, nous ne débattons jamais dans un espace public réel, nous assistons, passif, souvent devant le téléviseur, à un débat auquel nous sommes extérieurs, nous ne devenons jamais, hélas, des êtres politiques dans la vie démocratique.
Les leçons de démocratie de la ministre de l’éducation sont donc d’une belle ironie ! Alors que son gouvernement représentatif fut seulement élu par 42% des voix lors d’une élection qui a connu un taux de participation de 57,33%, elle s’incarne comme la souveraineté absolue qui représente la majorité silencieuse : son seul souhait est l’essoufflement du mouvement étudiant devant la fermeté de son autorité impérieuse ; sa vile tactique consiste à judiciariser un problème clairement politique jusqu’à la mort télécommandée de la grève; son attitude immuable exprime un mépris glacial envers les revendications étudiantes. Et malgré ce profond paradoxe, la ministre de l’éducation ose encore se faire l’apôtre de la démocratie !
Devant tant d’ironie, on peut toujours rire pour se soulager du malaise qui nous envahit ; on peut s’affaisser de découragement et n’engager aucun combat; mais on peut aussi se tenir debout et combattre, tel que le fait aujourd’hui le mouvement étudiant, et rappeler à la ministre que ce qu’elle nomme les nécessités de la raison d’État sont plutôt les moments autoritaires de la représentation politique.