Victoriaville apparaissait sous un jour
sinistre : rues désertes, commerces fermés, barricades élevées contre les
hordes qui arrivaient en ville. Le ciel était bas et lourd, la pluie brumeuse
mouillait l’herbe verte, et l’humidité inondait nos vêtements.
L’hôtel où se déroulait le Congrès
frappait par sa triste banalité. À l’arrière s’étalaient des champs
d’herbes longues et des terrains vagues, et à l’avant une route secondaire
s’égarait aux deux extrémités de l’horizon. Autant d’aires ouvertes, d’étendues
lisses, qui interdisaient à la police un contrôle facile des lieux.
La foule a marché sur un ou deux
kilomètres et s’est immobilisée en face de l’hôtel ; elle a secoué les
clôtures de sécurité jusqu’à leur basculement sur l’asphalte noir, puis elle a
envahi le stationnement de l’hôtel avec une rare conviction, s’époumonant de
cris et s’agitant d’indignation.
Je marchais alors dans la foule et
devinais dans l’air la colère des peuples. Un escadron de policiers, lourdement
vêtus, s’est déployé à l’avant de l’hôtel, et la foule immobile est devenue
hostile ; les deux camps se sont regardés en chien de faïence, et
l’escadron a aussitôt voulu reconquérir le stationnement par la force.
J’ai vu quelques jets de pierre qui
volaient en direction des policiers, et j’ai voulu me diriger vers l’arrière
pour échapper au reflux de la foule. Mais les premiers tirs de bombes
lacrymogènes furent immédiatement projetés sur la multitude bariolée, sur les
cagoulés et les syndicalistes, sur les plus jeunes et les plus vieux, sur les
familles et leurs enfants ; et nous nous sommes dispersés dans la panique,
dans toutes les directions : les gens criaient, toussaient, et j’entendais
au loin les pleurs d’un jeune enfant.
J’ai couru sur une cinquantaine de mètres
à l’aveuglette, la tête baissée, à la recherche d’air frais. L’humidité
cristallisait les gaz lacrymogènes en petits flocons, et le vent soufflait le
nuage toxique en direction de notre fuite. Ma gorge brûlait à chaque
respiration, et mes yeux piquaient jusqu’à pleurer, et je me suis retrouvé,
comme beaucoup d’autres, à l’arrière d’une petite maison grise qui se situait
en face de l’hôtel, de l’autre côté de la route.
Loin devant, un homme d’un certain âge
conspuait les manifestants qui envahissaient son terrain : il criait des
propos indicibles et agitait ses bras avec fureur ; et autour de moi, les
gens reprenaient leur souffle et s’inondaient les yeux d’eau. Certains
vomissaient, d’autres pleuraient à chaudes larmes ; et dans les secondes
qui suivirent, j’ai entendu de nouvelles détonations.
J’ai repris mes esprits et j’ai entrepris
de couper à travers champs, vers un terrain vague où s’était réfugiés plusieurs
centaines de manifestants. Me rappelant que le frottement des yeux aggravait le
mal, traversant un espace plat enveloppé d’un voile blanc, courant à grandes
enjambées sans pour autant respirer.
À destination, je me suis effondré de
fatigue, et quand je me suis relevé, des amis m’ont rejoint dans la hâte, et
dans leurs yeux rouges et vitreux, je voyais la brûlure des gaz, et sur leur
figure douloureuse, je soupçonnais la fierté de la résistance. Au dessus de nos
têtes, un hélicoptère de la SQ est venu se poser à quelques mètres de hauteur,
immobile et tapageur, comme en apesanteur, et ses hélices ont balayé la zone de
combats se déployant entre les militants aguerris et l’escadron armé. Aux alentours
de la petite maison grise, blottie contre la route qui s’éternisait dans
l’horizon, une vingtaine de militants lançaient des projectiles et les
policiers accusaient le choc sans reculer. De nombreuses explosions ont
retenti dans le ciel gris, et je ne parvenais plus à distinguer la
déflagration des pièces pyrotechniques de la détonation des bombes gazeuses.
Nous nous sommes approchés de la zone de combat, et un
attroupement de manifestants s’est soudainement formé à l’arrière de la ligne
de front ; et quand j’ai pu voir ce qui les rassemblait, j’ai compris
qu’il y avait un jeune homme inconscient sur le sol, le sang ruisselant le long
du cou, les jambes molles, le visage foudroyé. Autour, les uns appelaient au
secours et les autres fulminaient de rage. On partageait la nouvelle qu’il
avait reçu une balle de caoutchouc (ou de plastique) ; on se consternait
devant le jeune homme aux yeux clos. La réplique est venue par plusieurs vagues
de cailloux qui atterrissaient sur les boucliers de l’escadron, et les
policiers ont aussitôt gazé la foule, et le jeune homme est demeuré au milieu
du champ de bataille.
Une accalmie est alors survenue : on
invitait tout le monde à créer un espace pour qu’une ambulance puisse
intervenir. Mais l’escadron a chargé la foule, et les secouristes ont tant bien
que mal déplacé le jeune homme vers un espace pacifié. Se déplaçant à maintes
reprises pour éviter les gaz, signalant en vain aux policiers qu’il y avait
dans leurs bras un blessé grave.
J’ai reculé sous la pression des gaz et
je suis revenu à la hauteur de la route. Un homme entre deux âges défilait
entre les policiers et les manifestants, énigmatique et bête, perdu dans un
nuage de fumée, et les cailloux volaient encore dans le ciel de Victoriaville.
Au bout de quelques minutes, un groupe a
appelé les manifestants à se déplacer vers l’arrière de l’hôtel ; et sur
place, nous avons découvert un terrain à l’abandon, recouvert de milliers de
cailloux. Un escadron a rapidement formé une ligne de combat pour protéger
l’hôtel des envahisseurs, et les cagoulés se sont mis à lancer tous les projectiles
qui leur tombaient sous la main: ils étaient des centaines, ils lançaient par
vague, ils se surprenaient de leur puissance de frappe. L’hélicoptère de la
SQ est venu se poser en spectateur, à l’arrière de la scène de combat, voyeur
de la colère historique ; et des badauds regardaient la scène de loin,
stupéfaits par la violence du choc.
Et c’est là, au milieu de ce décor
épique, que l’escadron en eaux troubles a décidé de tirer une deuxième salve de
balles de caoutchouc (ou de plastique). Dans le milieu de la foule, j’ai
d’abord vu une jeune femme atteinte d’une balle à la cheville, s’appuyant sur
ses pairs pour revenir à l’arrière du front ; et j’ai ensuite aperçu au
centre de la foule, à quelques mètres de ma position, un jeune homme
s’effondrer sous l’impact d’une autre balle. Tout autour de lui, les uns s’agitaient
dans les cris et les autres se consternaient dans les pleurs ; et quand je
me suis approché du blessé, j’ai vu l’horreur d’un visage défiguré. J’ai
entendu d’autres tirs sans pouvoir localiser les blessés dans la foule
nombreuse, et je me suis retiré de l’aire des combats, à l’instar de plusieurs,
sous l’effroi de cette violence inouïe.
La foule a alors dirigé sa rage sur un
fourgon de la SQ, à l’abandon sur un stationnement adjacent. Les cailloux
pleuvaient et les insultes de la foule formaient une sorte de clameur
inédite ; et sans que j’en sache les circonstances exactes, un policier, à
une dizaine de mètres du fourgon, s’est fait ruer de solides coups, et un
véhicule tout-terrain de la SQ, qui traversait soudainement la foule à vive
allure, à la rescousse du policier tabassé, a aussi encaissé une violente pluie
de projectiles ; et à quelques mètres de la scène, les caméras de
télévision captaient leurs seules images de la fureur populaire, réfugiées
depuis longtemps à l’arrière des lignes policières.
Devant la férocité de la colère, les
escadrons ont chargé la foule avec force et brutalité, la refoulant dans les
rues de la ville, l’obligeant à se disperser sur les espaces ouverts qui
entouraient l’hôtel ; et devant l’évidence de la fin imminente des
hostilités, j’ai regagné mon autobus avec la mémoire de l’horreur.
Sur le chemin du retour, j’accusais une
lourde fatigue et j’intériorisais en silence la douleur des
évènements ; et autour de moi, les plus jeunes partageaient dans la cohue
leurs difficiles expériences de la journée.
Nous roulions ainsi sur l’autoroute
depuis une heure quand une rumeur alarmante, communiquée par téléphone, a
circulé parmi les passagers : la SQ aurait déjà arrêté un autobus de
manifestants et serait sur le point d’en intercepter d’autres. Un affolement
s’est installé parmi les militants ; des débats ont surgi quant aux
moyens à prendre pour échapper aux foudres de l’orgueil policier; l’un
d‘entre-nous a même souhaité convaincre le pauvre chauffeur de revoir son
itinéraire ; et de proche en proche, des dizaines de gyrophares ont
soudainement illuminé le ciel noir de la nuit : des véhicules de
patrouille ont traversé le viaduc qui surplombait l’autoroute pour ensuite
emprunter la bretelle qui descendait à notre hauteur ; et nous fûmes
encerclés en quelques minutes par des policiers qui nous ordonnaient de
s’arrêter sur le bas côté.
Nous étions peut-être sept autobus à la queue
leu leu sur l’autoroute : deux d’entre eux ont rebroussé chemin jusqu’à
Victoriaville, escortés par la puissance policière ; et les autres ont pu
continuer leur route jusqu’à Montréal. L’autorité policière a pour ainsi dire
tranché sans discernement; et notre chance a été de se retrouver du bon côté de
l’arbitraire.
Mais les célébrations furent aussitôt écourtées
par une autre rumeur : le SPVM ferait le pied de grue à la Place Émilie
Gamelin, lieu connu de notre destination. Plusieurs souhaitaient descendre au
métro de Longueuil, et quelques autres désiraient sortir de l’autobus sitôt
que nous serions arrivés à Montréal ; bref, dans tous les cas, nous nous
entendions pour revoir notre destination ; et c’est ainsi que, quelques
minutes plus tard, je suis descendu de l’autobus avec précipitation et que je
me suis réfugié dans les ruelles montréalaises, moi l’ennemi de l’État autoritaire,
le voyou cagoulé aux espoirs de justice.