jeudi 22 janvier 2015

Au-delà du mirage Syriza : les sourds périls de la réaction


Depuis l’annonce des élections grecques, les enthousiastes de Syriza (le parti des sociaux-démocrates grecs) se font nombreux, et même entendre de part et d’autre de l’Europe. Oh que ce parti incarne le fol espoir de toute la gauche européenne ! Oh qu'il panse les douloureuses plaies ouvertes par la montée du FN en France, des néo-nazis en Ukraine et des islamophobes en Allemagne ! La Grèce meurtrie, la Grèce défigurée, la Grèce épuisée par tant d'années de crise, de chômage et de secousses émeutières verrait ainsi poindre, dans l’horizon vénérable des prochaines élections, les jours heureux du socialisme. Nouvelle internationale, clame-t-on par ici ; retour du socialisme en terre d’Europe, annonce-t-on par là. Et le président de Syriza, Alexis Tsipras, de proclamer, pour ajouter l’espérance à l’enthousiasme, que la victoire éventuelle de son parti signifierait la victoire sur le fascisme. Rien de moins ! La victoire sur les bandes armées d’Aube Dorés ! Sur les gorilles sans cervelles qui courent les rues d’Athènes à la recherche de peaux basanés à tabasser ou d’anarchistes à éclater !

Contre le capitalisme, contre son terrifiant rouleau compresseur, et contre, donc, la déferlante brune qui se déverse sur l’ensemble de la vieille Europe, Syriza nous invitent ainsi à pratiquer une vieille stratégie : à pratiquer la stratégie des urnes et du pacifisme. Point de combats de rue avec les fascistes ici, ni d’affrontements avec l’État moderne non plus. Calme et quiétude dans la lutte : la révolution comme marche sereine dans un boisé champêtre vers la clairière illuminée du socialisme.

Luxembourg et la vieille stratégie éprouvée

Merveille des merveilles, donc, que cette stratégie aux milles promesses. Pour le grand bonheur de la petite bourgeoisie foudroyée de peur devant la si monstrueuse violence de la résistance, elle se réaliserait dans le confort cotonneux de la voie parlementaire. L’organisation démocratique des masses autour d’un parti parlementaire, leur éducation à travers une propagande bien diffusée, leur mobilisation par millions lors des élections, le déclenchement ici et là – si besoin – de quelques grèves – impérativement pacifistes bien sûr – et l’acquisition tendancielle des pouvoirs de l’État jusqu’au grand soir : voilà les quelques voies à suivre, selon nos bons parlementaires de gauche, pour que la révolution se matérialise et que le fascisme se dissipe dans le bonheur partagé du socialisme d’État.

Mais voilà aussi une vieille stratégie éprouvée, répliquait déjà Rosa Luxembourg au début du dernier siècle. Et nous pourrions même ajouter un siècle plus tard : voilà une vieille stratégie périlleuse, et même dangereuse, tant elle a alimenté, au lieu de le combattre, le fascisme dans les pays où elle a été mise en œuvre avec rigueur et dogmatisme.

À la stratégie sociale-démocrate usée et éprouvée – cette même stratégie qu’elle défendait jadis – Luxembourg reprochait le confort parlementaire, et sa tolérance de la paix capitaliste, voire son obstination légaliste : son refus de comprendre la révolution comme un affrontement inévitable avec les forces au pouvoir et leurs réactions fascisantes, et son fantasme entêté d’une révolution qui se réaliserait dans la douceur de la paix électorale – de cette paix imaginaire, et à toute fin pratique introuvable.

Déjà, en 1905, Luxembourg esquissait, à la suite d’une réflexion sur la révolution manquée en Russie, une théorie de la révolution comme expérience à pratiquer – comme expérience à cultiver et à propager. Point de révolution achevée, répétait-elle, sans expériences préalables, sans grèves révolutionnaires, même réprimées, qui auront appris au prolétariat à se battre, à affronter les forces de l’ordre capitaliste. Point de révolution victorieuse de 1917 sans tous les apprentissages de la révolution manquée de 1905.

Mais ce qui semblait d’une évidence manifeste pour Luxembourg ne l’était pas pour la plupart des sociaux-démocrates allemands. On lui brandissait les excellents résultats électoraux. On lui rappelait les meilleures conditions de travail. On lui infligeait le sermon légaliste du pacifisme. Mais elle répliquait alors avec une fougue sans pareille : « C'est seulement dans l'explosion volcanique de la révolution, martelait-elle, qu'on s'aperçoit quel travail rapide et approfondi la jeune taupe avait exécuté. Et combien gaiement est-elle en train de saper le sol sous les pieds de la société bourgeoise d'Europe occidentale. Vouloir mesurer la maturité politique et l'énergie révolutionnaire latente de la classe ouvrière à l'aide de statistiques électorales et de chiffres de membres des sections locales, c'est vouloir mesurer le Mont Blanc à l'aide d'une aune de tailleur. »

Et l’histoire lui donnera raison. Il ne saura même y avoir d’équivoque sur la question : la social-démocratie allemande tant respectée, tant admirée durant la IIe internationale, et qui a longtemps été, toujours selon les mots de Luxembourg, « l’orgueil de chaque socialiste et la terreur des classes dirigeantes dans tous les pays », bref, cette social-démocratie, ses prétentions à la révolution, ainsi que toute la société allemande, seront balayées par le souffle foudroyant du nazisme. Ernest Mandel, dans sa vieille vulgate marxiste – qu’on lui pardonnera ici—, résume avec éloquence l’histoire de cet effondrement, son enchainement malheureux et ses causes les plus profondes : « On ne peut apprendre à nager sans se mettre à l'eau; on ne peut acquérir une conscience révolutionnaire sans expérience d'actions révolutionnaires. Si dans l'Allemagne entre 1905 et 1914 il était impossible d'imiter 1905, il était parfaitement possible de transformer de fond en comble la pratique quotidienne de la social-démocratie, de la réorienter vers une pratique et une éducation de plus en plus révolutionnaires, préparant les masses à l'affrontement avec la classe bourgeoise et l'appareil d'État. En refusant d'opérer ce tournant, en se cramponnant à des formules qui perdaient de plus en plus tout sens réel, concernant la victoire "inévitable" du socialisme, le recul "inévitable" de la bourgeoisie et de l'État bourgeois devant la "force tranquille et pacifique" des travailleurs, les dirigeants du S.P.D. (le Parti des sociaux-démocrates) ont, au cours de ces années décisives, semé la graine qui a produit les récoltes amères de 1914, de 1919 et de 1933. »

Dans l’obstination légaliste des sociaux-démocrates allemands, dans l’intransigeance de leur pacifisme moral, dans leur confiance surfaite par les résultats électoraux, bref, dans la stratégie social-démocrate sommeillait ainsi une impuissance – celle qui ne saura freiner la Guerre mondial de 1914, ni achever la révolution de 1919, ni même freiner la déferlante du nazisme en 1933. Et encore pire : il y avait peut-être là, comme effacé sous le vernis vertueux d’une telle stratégie, un amour de l’Ordre et de l’État : conserver le mouvement révolutionnaire dans une condition léthargique, lui interdire une pratique révolutionnaire à travers la grève sauvage, ou sinon le décourager à emprunter les chemins houleux de cette voie par trop incertaine pour les amoureux de l’ordre, c’était l’affirmation d’une compréhension étatiste de la révolution. Et surtout : c’était, pour les sociaux-démocrates, préparer le terrain de leur ascension au pouvoir, et s’assurer – consciemment ou non – qu’aucune turbulence révolutionnaire n’affecterait leur emprise sur l’État une fois qu’ils seraient dans les hauteurs enivrantes du pouvoir.

Aucune surprise, alors, si les fanatiques de la tactique des urnes et du pacifisme furent, à plusieurs égards, les mêmes qui réprimèrent la révolution spartakiste de Berlin, de 1919, et assassinèrent les révolutionnaires, telle Rosa Luxembourg, qui refusèrent le pouvoir de l’État capitaliste – qu’il fût social-démocrate ou non. Une ascension électorale au pouvoir ne pouvait apprécier l’œuvre d’une insurrection révolutionnaire. Un amour de l’ordre ne pouvait tolérer une lutte contre l’État moderne.

Syriza et l’amour de l’ordre et de l’État

Or, c’est justement un tel amour de l’ordre et de l’État – déjà embryonnaire dans la tactique si vertueuse des urnes et du pacifisme – que nous devrions aujourd’hui redouter chez Syriza. Et cela pour deux raisons liées l’une à l’autre, et qui s’entremêlent jusqu’à dessiner des jours sombres, et pour le moins cauchemardesques, dans l’horizon socialiste de la Grèce – comme nous ont déjà tant habitué les révolutions ratés du siècle dernier.

Première raison : le haut potentiel – sans cesse sous-estimé par nos réformistes locaux – de trahison que représente aujourd’hui Syriza – de trahison face à l’ordre néolibérale et ses dictats impérieux. Pourquoi ? Car il n’y aura d’espoirs socialistes, mêmes minces et mouchetés d’autorité, sans une sortie claire et nette de l’euro. Or rien n’est moins sûr en cas d’élection de Syriza, si l’on suit la logique de compromis qui est déjà entamée au sein du Parti. « Mais que veut Tsipras exactement ? demande l’économiste Frédéric Lordon. Tendanciellement de moins en moins, semble-t-il. En deux ans, Syriza est passé d’une remise à plat complète du mémorandum à un très raisonnable rééchelonnement de la dette détenue par les créanciers publics. » Et toujours Lordon : « Ce sera donc l’euro et la camisole, ou bien aucun des deux. Or rien ne semble préparer à ce second terme de l’alternative si l’on considère et la dérive politique de Syriza et le prétexte que lui donnent des sondages assurant que la population grecque demeure très attachée à la monnaie unique – et pour cause : Syriza, dérivant, a de fait abandonné de produire l’effort requis pour ancrer l’abandon de l’euro dans l’opinion comme une option possible, conformément par exemple à une stratégie d’affrontement gradué, au bout de laquelle l’arme ultime de la sortie est indiquée comme fermement intégrée à l’arsenal d’ensemble. » (Blog de Lordon, 19 janvier 2015).

Deuxième raison : la frange massive du mouvement révolutionnaire grec qui refusera, fût-ce d’un seul pouce, de plier devant les injonctions de l’Union européenne. L’ardeur farouche et implacable de cette frange. Son sens aigue de la lutte révolutionnaire. Et avant tout : son mépris pour la trahison attendue de Syriza. En d’autres mots, la mouvance anarchiste d’une part, et le Parti communiste d’autre part, ou la nébuleuse hétérogène et conflictuelle qu’ils forment pour le meilleur et pour le pire, et qui sait faire démonstration de sa puissance – rappelons seulement les émeutes du 6 décembre dernier –, ne s’effacera pas par magie des boussoles politiques de la Grèce après l’éventuelle élection de Syriza. À l’inverse, elle ne sera que plus sensible aux signes avant-coureurs de l’éventuelle trahison du pouvoir social-démocrate.

Deux raisons qui s’entremêlent, dis-je. Et pour cause : à moins d’un sursaut de réalisme dorénavant inespéré, tous les signes portent à penser que Syriza voudra réconcilier l’irréconciliable : l’Euro et le socialisme, la camisole de force et la rupture avec l’ordre néolibéral. Et nous pouvons être certains qu’en de telles circonstances, il y aura un refus d’indulgence à l’égard de la trahison. Comme dans l’Allemagne de 1919, une frange massive du mouvement révolutionnaire refusera l’autorité étatique d’un éventuel gouvernement social-démocrate qui lorgnera peu à peu vers les perfidies et autres tromperies. Et comme en 1919, cette dissidence alimentera les conflits fiévreux, et peut-être sanglants, entre une gauche au sommet de l’État parlementaire, orgueilleuse malgré ses lâchetés, et un mouvement révolutionnaire en lutte contre son ennemi le plus intime.

La réaction ou la restauration de l’ordre

Soyons-en sûrs : d’une telle lutte fraternelle nul ne sortira vainqueur. Ni les sociaux-démocrates, ni les révolutionnaires. Le gouvernement social-démocrate cherchera-t-il à contenir la rue qu’il se butera à sa ferveur, à sa dureté, à sa violence ; les éléments révolutionnaires de la rue chercheront-ils à contrer la trahison qu’ils s’écraseront sur la puissance de l’État, sa force répressive, sa violence inouïe. Et, de fait, il ne peut y avoir qu’une seule triomphante à l’issue de cette lutte : la réaction. Oui, la réaction fascisante : cette variable sans cesse ignorée dans l’équation ! Je parle ici des éléments déjà organisés et résolus qui s’affirmeront le jour venu comme les garants de l’ordre que la révolution avortée aura affecté. Je parle ici de tout ce qui tourne, de près ou de loin, autour d’Aube dorée : ses membres connus ou inconnus, ses fidèles ou autres partisans potentiels parmi la peuple mais aussi dans la police et l’armée – celles et ceux que Syriza promet joyeusement d’abattre sans même un germe de combats. Tel un mal s’évaporant dans l’ivresse de la victoire électorale. À travers les compromis et les demi-mesures. Au sein de l’Europe capitaliste. Avec les maux qui persisteront à coup sûr.

Et pourtant, on le sait : historiquement, les apprentis fascistes prennent toujours force et puissance quand la gauche au pouvoir se ramollit jusqu’à oublier ses premiers élans révolutionnaires. Souvenons-nous de la tragique débâcle des vieux sociaux-démocrates allemands : entre mai 1928, quand le social-démocrate Hermann Müller devient chancelier d’Allemagne, et mars 1933, quand Hitler remporte les élections législatives, le vote en faveur des nazis passent, en l’espace de 5 ans, de 2,6% à 43,9%. La recette du conte de fée nazi ? D’abord un opposition franche au plan Young des sociaux-démocrates : un plan mitigé de réductions et de rééchelonnements de la dette allemande. Puis, des coalitions inattendues, et même impensables quelques années plus tôt, entre ultraconservateurs contre un pouvoir social-démocrate qui s’était compromis dans un plan qui n’avait su rompre les chaines de l’Allemagne. Une crise économique majeur aussi. Et surtout, une propagande de puissance : des bandes armées qui terrorisaient juifs et gauchistes de tout acabit dans les rues. Qu’on se souvienne également des socialistes italiens avant leur éradication par les chemises brunes de Mussolini. Ou encore, des sociaux-démocrates espagnols avant le coup d’État fasciste de 36. Leur point commun : un vertige paralysant devant le beau risque de la rupture. Plutôt plier à moitié que rompre avec l’ordre existant. Et à la fin, quand tout dérape dans la folie, parlementer avec le péril brun au lieu de l’abattre de sang froid.

Certes la configuration politique actuelle est inédite, l’analogie avec les débuts du 20e siècle relative et sans doute usée, les forces fascisantes depuis lors bouleversées. Mais la réaction, elle, demeure un effroyable péril si Syriza s’entête à conserver l’euro, à vouloir réconcilier irréconciliable, à promettre l’impossible : le socialisme dans l’Europe capitaliste. Que faire alors, sinon anticiper cette réaction pour mieux la combattre ? Se garder de lutter contre toute trahison pour éluder le risque des déchirements ? Difficiles et acerbes questions, me direz-vous. Mais inquiétons-nous seulement, pour l’instant, du silence qui enveloppe aujourd’hui la possibilité d’une telle réaction. Comme si l’histoire récente n’existait que dans les livres poussiéreux des bibliothèques perdus et n’avaient de sens pour nous – révolutionnaires du 21e siècle – qu’à titre indicatif.

Sans doute est-ce là – je veux dire ce silence – le contrecoup de l’espoir surfait que d’aucuns partagent, aussi bien que le fruit de l’indifférence à laquelle les plus pessimistes se cramponnent. Pourtant, de quelque camp politique que nous soyons, l’ascension éventuelle de Syriza au pouvoir aura ses effets inévitables : des lignes de partage se déplaceront, des inédits politiques apparaîtront, des camps s’écrouleront et d’autres naîtront. La Grèce est sur la ligne crête de notre époque : ce qui s’y joue aujourd’hui dévalera un jour ou l’autre sur le reste de l’Europe. Si Syriza, par une quelconque intervention divine, brise définitivement les chaines qui asservissent la Grèce à l’Europe capitaliste, toute la gauche parlementaire occidentale s’en trouvera rehaussée – les sociaux-démocrates espagnols de Podemos en premier lieu. Si, au contraire, des luttes fraternelles jaillissent entre gauchistes et anarchistes, tout le mouvement révolutionnaire européen tanguera vers le précipice des déchirements. Et de la même façon : qu’une réaction d’extrême droite achève la rupture avec l’Europe des banquiers – après une trahison de la gauche parlementaire –, et le fascisme embryonnaire et ses déclinaisons multiples – même conflictuelles – y trouveront le tremplin pour se diffuser peu à peu à travers le continent. Comme la peste brune de jadis. De ville en ville et de pays en pays. Traversant frontière après frontière, telle une infection maligne que nous aurons d’autres choix que d’abattre en plein vol. Comme naguère en Espagne se jouera ainsi en Grèce, dans les prochaines années, un moment de basculement. Une décision sera prise. Quelque chose d’irréversible aura lieu. Et seuls les aveugles au pays de la politique se refuseront à fixer leurs regards sur les devenirs, heureux ou malheureux, de Syriza.