jeudi 14 avril 2016

Les envies répressives de l'instinct policier

On n'entend guère souvent la parole policière. On l’a entendu se porter à la défense de son régime de retraite. On l’a aussi deviné sur les autocollants qui ont pigmenté de rouge les voitures de patrouille. Mais la parole policière, l’authentique, est d’ordinaire silencieuse, soumise, esclave d’une autorité qui lui dicte ses actes et ses pensées. Certes le policier commande dans la rue, mais il est alors inféodé au pouvoir. Son commandement n’est pas l’œuvre d’une volonté ou d’une singularité, il est l’interpellation du pouvoir : du pouvoir qui parle à travers lui.

C’est pourquoi le policier est à bien des égards une bête bien dressée. Dès les premiers jours de son admission à l’école de police, on sculpte son âme, on hiérarchise ses pulsions, on incline ses penchants vers l’horizon lumineux de l’ordre. On le discipline à réagir aux situations avec une régularité sans failles. On le dresse à poser les mêmes actes jusqu’en oublier leur sens et leur portée.

Un bon policier, un policier qui reçoit les honneurs et les fleurs de ses supérieurs, patrouille avec une inébranlable cohérence. Un bon policier est une somme d’instincts et de réflexes. À chaque situation, il est une réponse, à chaque crime une répression, à chaque danger une riposte. Le policier est un technicien. Il met en œuvre une loi qui le précède. Une loi indiscutable. Une loi qui se suffit à elle-même. La loi, c’est la loi, dira toujours le policier à titre de sommation.

Et donc, il y a de quoi écouter une parole policière quand elle s’autorise à la critique du pouvoir. C’est un phénomène assez rare pour tendre l’oreille. Et c’est justement ce qui est survenu cette semaine. Le pouvoir a fait exception à la loi et les policiers ont parlé. Les fenêtres d’un commissariat de police ont volé en éclats et les policiers ont fait savoir qu’ils eussent voulu tirer sur la foule émeutière si cela ne leur avait pas été interdit. Pour une rare fois, la parole policière s’est dissociée du pouvoir. Mais elle s’en est écartée pour mieux réclamer le sang. Elle eût voulu réagir en conformité avec la discipline de ses instincts. Répondre, réprimer, riposter. Quitte à tirer à coups de balles (de plastique) dans la foule. Quitte à blesser une nouvelle fois. Quitte à prendre une autre vie.

Il fut une époque où la police se dissociait du pouvoir en se refusant à tirer sur les foules. Aujourd’hui elle s’en dissocie en revendiquant une soif de répression. Autres temps, autres mœurs, la parole policière n’est peut-être plus une volonté. Elle n’est peut-être qu’une intelligence primitive : une réaction, une pulsion, un désir. Une voix qui recouvre l’instinct de répression, l’envie de tirer sur la foule émeutière. Le policier appuie sur la gâchette quand l’instinct lui en ordonne, et se trouve offusqué quand une force quelconque l’en entrave. C’est l’efficace d’un dressage à la terrible perfection.

La vieille Garde Nationale française, quand elle s’est jointe à la Commune de Paris, ignorait la perfection d’un tel dressage, et cette ignorance fut sans doute la possibilité de sa volonté séditieuse. À l’inverse, les policiers du SPVM, quand ils réclament une plus grande répression, éprouvent dans leurs chairs la discipline de leurs instincts, et cette expérience initiale, presque initiatique, de l’école de police est sans doute ce qui les poussera inlassablement à la répression de tout ce que l’on nomme révolte.


mercredi 6 avril 2016

Détruire un corps noir

« Quel que soit le nom qu’on donne à ce système, il n’a eu qu’un résultat : notre infirmité face aux forces criminelles à l’œuvre dans ce monde. Que l’agent soit blanc ou noir n’a aucune importance – ce qui en a, en revanche, c’est notre condition ; c’est le système qui fait de ton corps [noir] un objet destructible. »
- Ta-Nehisi Coates

C’est quasiment un silence radio, ou une indifférence, ou une insensibilité. Presque rien dans les journaux, sinon de fugaces articles ici et là qui nous recrachent une information écrite d’une plume robotique et hachurée. Homme noir. Vendeur de drogue. Mort hier. D’une balle de plastique en pleine tête. À Montréal Nord. Parce qu’il voulut s’enfuir de la police.

Une écriture glaciale, mécanique, insupportable.

C’eût été un jeune étudiant qu’une bonne partie du Québec aurait déjà explosé d’indignation. Mais c’est seulement un corps noir, vendeur de drogue au demeurant, qui vagabondait dans l’un des pires quartiers de la ville. Et donc, on se la boucle jusqu’à enterrer notre indignation de peur de prendre le parti de la drogue et de ses ravages.

Un instant, et sans doute par une intention de gestion de crise morbide, les policiers ont laissé croire à une histoire de crack. Cette vie, celle qui s’est éteinte en prenant ses jambes à son cou, n’avait de valeur, nous disait-on, qu’en fonction de sa culpabilité, celle de vendre du crack dans le ghetto. Cette vie, comme tant d’autres avant elle, à Baltimore, à Chicago ou à Detroit, n’était bonne qu’à la réclusion ou à la mort. Une vie à immobiliser, à effacer de la circulation, death or alive. Une vie dans un corps noire, une vie de trop.

Mais voilà que La Presse, depuis hier, n’évoque plus d’histoire de crack. Ce ne serait plus qu’une histoire de marijuana. Une histoire que tous les white folks connaissent. Dans chaque école, dans chaque quartier, dans chaque village, on la connaît cette histoire. On la connaît par cœur. Un revendeur trafique de la drogue douce et empoche au détour quelques profits souvent misérables. Et pourtant, dans chaque école, dans chaque quartier, dans chaque village, cette histoire ne connaît pas le même dénouement. À la fin il n’y a pas mort d’homme. Il n’y a même pas incarcération. Il y a seulement quelques petites tapes sur les doigts.

Et c’est là, dans ce double régime de répression policière, que les structures les plus invisibles du racisme se révèlent. On n’a pas assassiné Jean-Pierre Bony car il était un revendeur quelconque fuyant son arrestation. Non, on l’a assassiné car il était un corps noir dans le ghetto. On l’a assassiné, car le corps noir est toujours un corps en danger, un corps doublement surveillé, un corps que l’on abat à la moindre désobéissance : un corps destructible.

Assassiner un corps noir qui s’enfuit, ce n’est pas la moindre des traditions. Ce n’est pas sans rappeler les vieux réflexes des policiers les plus racistes aux Etats-Unis, ou les vieux enseignements élémentaires de l’esclavagisme. Détruire un corps noir avant qu’il ne s’échappe, ce n’est rien. Presque personne n’en parle ou ne s’en indigne. C’est quasiment un silence radio, ou une indifférence, ou une insensibilité. À vrai dire, c’est d'une grande banalité jusqu’au jour où le tonnerre de la révolte hurle aux oreilles sourdes le silence ordinaire du racisme. Ferguson et Baltimore n’ont jamais été rien d’autres que l'éloquente preuve de cette affirmation.