mardi 25 février 2014

L'anarchisme « dans le vent »

Ainsi donc, « l'anarchisme est dans le vent », parole de l'Actualité. 

Et il faudrait s'en réjouir, et même se laisser surprendre par l'enthousiasme que susciterait cette nouvelle respectabilité des idées révolutionnaires. Comme nous devrions aussi célébrer les percées de Tremblay-Pépin, ou encore de Ian Marcil, dans les pages du Journal de Montréal. 

Ce serait, dit-on, la preuve d'une avancée irrémédiable de la « gauche » sur le terrain des idées - sur le terrain des idées tolérables et tolérantes (tolérables aux yeux de la Démocratie capitaliste puisque tolérantes de son Ordre, de sa violence et de sa procédure).

C'est en tout cas ce que nous disent plusieurs de nos petites vedettes « dans le vent », jadis starlettes de la grève et maintenant acteurs médiatiques de premier ou second plan : que notre lutte contre le capitalisme peut se gagner dans le confort grassouillet de l'espace public et dans la célébration ostentatoire de leurs chroniques et de leurs livres. Premier pas, disent-ils souvent, de l’élection de leur Parti, le Parti de la rue : Québec Solidaire.

Mais laissez-moi pointer le paradoxe de cette avancée irrémédiable de la « gauche », et même de l'anarchisme, sur le terrain des idées : le parallèle recul de notre lutte sur le terrain concret de la rue. Si bien que nous pouvons nous demander si cette percée de la « gauche » dans les médias n'a pas pour condition essentielle la mort du Printemps, ou sinon la force inoffensive de son misérable héritage : de cet héritage qui ne sait même plus manifester sans tolérer sa propre répression, et qui se justifie de son apathie à travers une merveille conceptuelle, faite sur mesure pour les GND de ce monde, la désobéissance civile - ce pacifisme bon chic bon genre pour petits militants privilégiés qui au grand jamais ne souilleraient leur morale d’une violence quelconque, même en cas de répression armée. 

Or, que plusieurs sociaux-démocrates se satisfassent de cette apathie et sombrent dans la rhétorique débile de la désobéissance civile – celle qui se porte si bien à chaque matin à la radio de Radio-Canada, cela ne me surprend nullement. Mais j'espère que les anarchistes, qui seraient, dit-on, dans le vent, ne s'en satisfassent point. Et je pense ici à notre ami Francis Dupuis-Déri, l’anarchiste universitaire en chef, que j’interpellerai ici personnellement. 

Tu sais, mon cher Francis, c'est bien beau que vous fassiez, toi et ta clique de l'UQAM, des livres d'universitaires sur la situation du milieu anarchiste – des livres où le militantisme de la rue est objectivé comme objet de recherche universitaire. C'est peut-être aussi une bonne idée de procurer à l'anarchisme la douceur du dialogue familial entre un père et son fils. Ce n'est pas commun dans la tradition anarchiste, mais bon, j'imagine que ça sert à quelque chose. J’ose te donner le bénéfice du doute. 

Mais il faudrait peut-être aussi mettre les mains dans le cambouis parfois. Je ne sais pas moi : tu pourrais par exemple nous pondre un petit livre prenant vigoureusement position pour la construction d’une organisation autonome qui se défend de la répression policière. Tu pourrais également user de ta tribune afin de prendre parti sans ménagement pour les émeutiers du Printemps, pour célébrer leur courage et leur persévérance. Et même appeler à ce que la question militaire soit une des préoccupations principales lors de l’organisation de la prochaine manifestation, ou même lors de l’organisation de la prochaine occupation.

Ce serait bien. Nous avons justement besoin d’une pensée, respectée et écoutée, qui bouscule notre apathie. 

Hein ? Quoi ? Tu me dis que t’as justement peur de perdre ainsi ta tribune ?

Ah, je vois. C’est ça le coût d’être « dans le vent ».

mardi 11 février 2014

La paix partagée

Autant le dire sans détour :
l’année 2013 aura été une année de merde,
une année d’affalement, d'avilissement, d’effacement. 
Presque tout ce qui s’était élevé en 2012 s’est effondré dans la douleur.
Réprimé, écrasé, anéanti.
Tout d’abord par la police,
par sa répression.
Et notre apathie.
Puis par un stratagème idéologique,
celui de la charte de la laïcité,
celui par lequel la conflictualité sociale
aura été transfigurée, détournée, reconfigurée.

De telle sorte à ce que le Printemps 2012,
sa ferveur politique,
son orientation la plus essentielle,
la plus anticapitaliste,
deviennent un vague souvenir,
un passé déjà oublié,
un héritage mis à sac
par les machinations de l’État.

Car c’est bel et bien l’État,
par delà ses chicanes partisanes,
qui aura organisé la répression du mouvement,
de ce à quoi il a donné naissance
le temps d’un printemps :
de la puissance et de l’émancipation.

Par le jeu de la démocratie,
on aura remplacé les joueurs qui nous dominent,
- qui nous « gouvernent »,
mais jamais aboli ce que le mouvement du Printemps
avait troublé et ébranlé,
ce contre quoi il s’était élevé :
la répression de cette puissance et de cette émancipation,
la conjuration des formes de vie hétérogènes,
de ce dont nous sommes totalement dépourvues
sous le poids hégémonique de l’État moderne,
de son libéralisme politique,
de son capitalisme économique,
de sa vie cadencée, ordonnée, neutralisée,
comme effacée sous l’œuvre laborieuse du quotidien.

Il nous resterait alors le refuge de la critique,
de la critique de la répression et du capitalisme.
De cette critique minutieuse et élaborée,
que l’on partagerait comme preuve de notre impuissance.
Comme raison de notre apathie.
Comme pièce essentielle d’une rhétorique,
qui nous conduirait au pacifisme le moins courageux,
à la désobéissance la plus civile,
la plus respectueuse de l’État moderne,
de sa civilisation, de son ordre
et de sa violence.

Mais quelle paix désirons-nous vraiment ?
La misérable paix de l’État moderne,
- cette paix militaire qui tabasse les plus pauvres,
les moins dociles,
les plus hétérogènes à la Volonté souveraine ?
Cette paix armée qui pacifie comme elle normalise,
qui met au pas les favelas brésiliennes sans compter les morts,
et qui élimine peu à peu les espaces se dérobant à son Ordre,
à sa titanesque tentation de nous tuer,
de nous aspirer dans l’homogène,
dans les dispositifs du capitalisme,
pour nous tranquilliser,
nous les bêtes sauvages,
qui refusons, dans l’incompréhension générale,
de devenir citoyens, d’aimer la démocratie,
de travailler,
de mourir ?

Non, nous voulons une autre paix.
Non pas une paix morale
qui réfléchit le problème de la paix à travers le libre arbitre,
comme une décision individuelle,
comme un choix qui relèverait de notre volonté la plus personnelle.
Mais une paix politique
qui réfléchit la paix à l’échelle du commun.
Et qui perçoit les privilèges de la paix capitaliste.
Et même l’omniprésence actuelle de la guerre
et de sa violence.
Non seulement à Montréal-Nord
ou dans les bidonvilles de Port-au-Prince,
mais aussi dans toutes les manifestations,
dans toutes les occupations,
dans tous ces lieux qui subissent,
à un moment ou à un autre,
l’Ordre de l’État.

Nous qui sommes submergées par la guerre,
ensevelies sous les coups de matraque
et les tirs de balles de caoutchouc,
nous voulons ainsi une paix partagée,
une paix commun-iste.
Mais jamais une paix magique, immédiate,
- cette paix qui sera toujours morale,
jamais politique,
et même affirmation d’une certaine disposition
à épouser parfaitement les dispositifs du capitalisme.
Une disposition qui est souvent contigüe d’un certain privilège,
d’un certain privilège de classe,
dont ne profitera jamais la jeunesse des ghettos,
des bidonvilles et des favelas,
déjà plongée, dès l’enfance, dans la violence,
dans cette violence qu’elle a apprivoisée,
qu’elle s’est même appropriée
jusqu’à la banaliser,
jusqu’en en user à la faveur de ses criminelles intentions.

Et cette appropriation de la violence,
c’est elle que nous devons propager,
d’elle que nous devons apprendre.
Absolument pas parce que nous aimons la guerre,
mais parce que la guerre est déjà là
et la violence toujours omniprésente,
qu’on le veuille on non,
terrifiantes à chaque manifestation,
à chaque descente de police dans les quartiers populaires,
sans cesse là à susciter en nous,
et contre nos aspirations à la puissance et à l’émancipation,
la peur de la terreur,
et la crainte du Léviathan.

Vers la paix partagée,
celle à laquelle nous aspirons toutes et tous,
il y a ainsi une rencontre obligée
avec celles et ceux qui se sont déjà appropriées la violence,
par leur condition et leur malchance.
Et qui en connaissent déjà toutes les ficelles,
toutes les gammes d’émotion.
Mais il y a aussi une organisation à construire,
une question presque militaire à réfléchir et à penser,
pour résister à la terreur de l’État
et sortir de notre torpeur,
aussi bien que pour survivre au-delà du capitalisme
et construire collectivement l’expérience
de cette paix partagée.