mardi 11 février 2014

La paix partagée

Autant le dire sans détour :
l’année 2013 aura été une année de merde,
une année d’affalement, d'avilissement, d’effacement. 
Presque tout ce qui s’était élevé en 2012 s’est effondré dans la douleur.
Réprimé, écrasé, anéanti.
Tout d’abord par la police,
par sa répression.
Et notre apathie.
Puis par un stratagème idéologique,
celui de la charte de la laïcité,
celui par lequel la conflictualité sociale
aura été transfigurée, détournée, reconfigurée.

De telle sorte à ce que le Printemps 2012,
sa ferveur politique,
son orientation la plus essentielle,
la plus anticapitaliste,
deviennent un vague souvenir,
un passé déjà oublié,
un héritage mis à sac
par les machinations de l’État.

Car c’est bel et bien l’État,
par delà ses chicanes partisanes,
qui aura organisé la répression du mouvement,
de ce à quoi il a donné naissance
le temps d’un printemps :
de la puissance et de l’émancipation.

Par le jeu de la démocratie,
on aura remplacé les joueurs qui nous dominent,
- qui nous « gouvernent »,
mais jamais aboli ce que le mouvement du Printemps
avait troublé et ébranlé,
ce contre quoi il s’était élevé :
la répression de cette puissance et de cette émancipation,
la conjuration des formes de vie hétérogènes,
de ce dont nous sommes totalement dépourvues
sous le poids hégémonique de l’État moderne,
de son libéralisme politique,
de son capitalisme économique,
de sa vie cadencée, ordonnée, neutralisée,
comme effacée sous l’œuvre laborieuse du quotidien.

Il nous resterait alors le refuge de la critique,
de la critique de la répression et du capitalisme.
De cette critique minutieuse et élaborée,
que l’on partagerait comme preuve de notre impuissance.
Comme raison de notre apathie.
Comme pièce essentielle d’une rhétorique,
qui nous conduirait au pacifisme le moins courageux,
à la désobéissance la plus civile,
la plus respectueuse de l’État moderne,
de sa civilisation, de son ordre
et de sa violence.

Mais quelle paix désirons-nous vraiment ?
La misérable paix de l’État moderne,
- cette paix militaire qui tabasse les plus pauvres,
les moins dociles,
les plus hétérogènes à la Volonté souveraine ?
Cette paix armée qui pacifie comme elle normalise,
qui met au pas les favelas brésiliennes sans compter les morts,
et qui élimine peu à peu les espaces se dérobant à son Ordre,
à sa titanesque tentation de nous tuer,
de nous aspirer dans l’homogène,
dans les dispositifs du capitalisme,
pour nous tranquilliser,
nous les bêtes sauvages,
qui refusons, dans l’incompréhension générale,
de devenir citoyens, d’aimer la démocratie,
de travailler,
de mourir ?

Non, nous voulons une autre paix.
Non pas une paix morale
qui réfléchit le problème de la paix à travers le libre arbitre,
comme une décision individuelle,
comme un choix qui relèverait de notre volonté la plus personnelle.
Mais une paix politique
qui réfléchit la paix à l’échelle du commun.
Et qui perçoit les privilèges de la paix capitaliste.
Et même l’omniprésence actuelle de la guerre
et de sa violence.
Non seulement à Montréal-Nord
ou dans les bidonvilles de Port-au-Prince,
mais aussi dans toutes les manifestations,
dans toutes les occupations,
dans tous ces lieux qui subissent,
à un moment ou à un autre,
l’Ordre de l’État.

Nous qui sommes submergées par la guerre,
ensevelies sous les coups de matraque
et les tirs de balles de caoutchouc,
nous voulons ainsi une paix partagée,
une paix commun-iste.
Mais jamais une paix magique, immédiate,
- cette paix qui sera toujours morale,
jamais politique,
et même affirmation d’une certaine disposition
à épouser parfaitement les dispositifs du capitalisme.
Une disposition qui est souvent contigüe d’un certain privilège,
d’un certain privilège de classe,
dont ne profitera jamais la jeunesse des ghettos,
des bidonvilles et des favelas,
déjà plongée, dès l’enfance, dans la violence,
dans cette violence qu’elle a apprivoisée,
qu’elle s’est même appropriée
jusqu’à la banaliser,
jusqu’en en user à la faveur de ses criminelles intentions.

Et cette appropriation de la violence,
c’est elle que nous devons propager,
d’elle que nous devons apprendre.
Absolument pas parce que nous aimons la guerre,
mais parce que la guerre est déjà là
et la violence toujours omniprésente,
qu’on le veuille on non,
terrifiantes à chaque manifestation,
à chaque descente de police dans les quartiers populaires,
sans cesse là à susciter en nous,
et contre nos aspirations à la puissance et à l’émancipation,
la peur de la terreur,
et la crainte du Léviathan.

Vers la paix partagée,
celle à laquelle nous aspirons toutes et tous,
il y a ainsi une rencontre obligée
avec celles et ceux qui se sont déjà appropriées la violence,
par leur condition et leur malchance.
Et qui en connaissent déjà toutes les ficelles,
toutes les gammes d’émotion.
Mais il y a aussi une organisation à construire,
une question presque militaire à réfléchir et à penser,
pour résister à la terreur de l’État
et sortir de notre torpeur,
aussi bien que pour survivre au-delà du capitalisme
et construire collectivement l’expérience
de cette paix partagée.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire