vendredi 3 octobre 2014

Pourquoi les policiers ne seront jamais nos alliés


Voilà, le jugement est tombé, autoritaire et irrévocable, aussi brutal qu’une masse qui s’écrase : 6 pompiers seront congédiés à la suite de la prise d’assaut de l’hôtel de ville. Le message est d’une transparence décomplexée dans ses intentions, et c’est le pouvoir qui parle : « Certes vous pouvez toujours essayer de vous révolter, dit-il avec sa suffisance habituelle, mais nous pouvons briser vos vies, saccager vos rêves et vos aspirations. ». Pour un frisson de liberté, pour l’expression d’une juste colère à l’aune des promesses brisées, le pouvoir se permet de vous jeter dans les régions sombres et oubliées de la précarité ordinaire : sans emploi du jour au lendemain, chômeur avec famille à charge, tout le poids d’une hypothèque sur les épaules, d’une hypothèque qui devient tout à coup une montagne.


On parle de saccage pour quelques vitres brisées, on parle de trouble à l’ordre démocratique, on parle d’intimidation. Les accusations habituelles, connues, attendues. Et pourtant, aucun parlementaire, à l’exception d’un simple accrochage, n’a été atteint dans son intégrité physique. Coderre a même eu le temps de faire la moue pour les lentilles qui pétillaient de joie devant son impuissance. Pompiers et cols bleus ne sont pas à confondre avec les frileux et maigrelets étudiants, ils ne sont pas faits du même moule : ils leur eussent été possible de frapper plus fort, de s’emporter jusqu’à l’excès. Mais ils ont seulement déroulé une banderole en essaimant l’hôtel de ville de leurs revendications. En termes clairs : il n’y a pas eu mort d’homme, ni même l’ombre d’un blessé.

Et le plus significatif dans cette histoire, c’est que les policiers, eux, s’en sortent encore une fois sans l’ombre d’une réprimande, sans même une petite taloche sur les doigts. Aucun congédiement, ni même de suspension, rien, nada : zéro conséquence. Les policiers qui ont regardé la scène sans broncher, le sourire moqueur, soudainement tolérant devant l’œuvre du vandalisme, bref, ces policiers si prompts à assurer le maintient de l’Ordre en 2012 peuvent continuer à dormir en paix : ils profitent toujours de la même impunité. Et pourtant, selon les critères de vérité auxquels ils répondent, et dont l’ensemble forme le système de légitimité de l’Ordre capitaliste, leur manquement est grave, très grave : ils ont laissé libre cours à un acte de rébellion. Sous leurs regards hagards et leur approbation passive, il y a eu prise d’assaut de l’hôtel de ville. Leur intérêt propre l’a alors emporté sur leur fonction première, essentielle au capitalisme : celle de maintenir l’Ordre, quelles qu’en soient les raisons qui le troublent. Après leur brutale répression du Printemps 2012, et après surtout le volontarisme avec lequel ils s’y sont employés, les déficiences de leur cohérence sont d’autant plus évidentes. Mais les conséquences de leur faute et de leur manquement sont aujourd’hui inexistantes, et pratiquement introuvables. Le pouvoir, si implacable d’ordinaire, leur offre ainsi une clémence inouïe : un traitement privilégié que ne connaitront jamais les pompiers ou les cols bleus.

Après tout, cela n’est guère étonnant : nous vivons à l’ère des privilèges. Les plus riches en jouissent chaque jour davantage et savent combien il est nécessaire de les distribuer en des points fixes pour s’assurer de maintenir l’Ordre qui autorisent leur possibilité. Et l’un de ces points fixes est sans aucun doute le service d’ordre, ou l’œuvre policière : celle qui travaille à effacer des surfaces planes de la société les éléments perturbateurs, hostiles à l’Ordre des privilèges.

Il faut concéder un traitement de faveur à celles et ceux qui maintiennent l’Ordre pour que les privilèges persistent : tel est en quelque sorte le secret le mieux partagé dans les chambres closes du pouvoir – ce secret dont nous nous refusons à assimiler la difficile vérité et les douloureuses conséquences. Et tel traitement de faveur, le pouvoir en usera au besoin. Certes, il voudra sauver les apparences de cohérence. Mais quand il en aura la chance, il ménagera l’orgueil policier. C’en est même la condition de sa survie et de son bon fonctionnement.

Soyez certain que le pouvoir eût préféré négocier les retraites policières distinctement. Il eût préféré que les policiers ne puissent s’allier avec les autres employés municipaux : ainsi eût-il pu favoriser les uns au détriment des autres, sans se risquer à déstabiliser l’Ordre qui le garde au sommet de la hiérarchie. Mais cela lui est de toute évidence impossible pour le moment. Si bien que le privilège policier passe presque inaperçu et s’exprime d’une autre façon : par la sauvegarde, entre autres, de l’impunité policière. Malgré l’évidence de leur trahison lors des évènements à l’hôtel de ville, le 18 août dernier, le pouvoir fait preuve d’une étonnante clémence à l’égard des forces de l’Ordre et persiste à les privilégier. Et ce privilège, il ne l’accorde pas sans intention : c’est pour assurer son existence qu’il l’accorde, et pour aucune autre raison.

Privilèges policiers, donc. Et privilèges, dis-je, qui visent à garder les policiers dans le giron de l’ordre. Et vous croyez toujours que nous pouvons nous solidariser avec les policiers ? C’est mal connaître la psychologie du policier. Le policier moyen est un être sans épaisseur, il est borné dans ses perspectives, étroit dans ses jugements. Sa pensée se meut sans cesse au sein de la même gamme idéologique. C’est un être faible, docile, ordinaire, qui aime les récompenses de l’obéissance. Sa force physique dissimule souvent l’impuissance de son caractère. Et soyez en sûr : aucun policier, à de rares exceptions près, ne perçoit aujourd’hui sa lutte comme une poursuite du Printemps 2012. Cela troublerait par trop ses certitudes : sa confiance surfaite qu’il trouve depuis toujours dans l’idée réconfortante qu’il est du côté du pouvoir. Si bien que le policier peut toujours grogner s’il rencontre une frustration immédiate, mais qu’à l’interpellation du pouvoir, il répondra toujours présent : c’est une question de dressage, aurait dit Nietzsche, de dressage depuis la petite enfance, de hiérarchie pulsionnelle. Le policier est bel et bien l’être humain le plus proche du chien. C’est un chien de garde dans toute sa bêtise : l’animal dressé qui jappe au besoin, puis qu’on récompense en lui balançant un os.

En sorte que jamais – et je dis bien jamais – les policiers ne se retourneront contre un Ordre et un pouvoir qui sans cesse les privilégient. Vous persistez quand même à croire le contraire, à vous abreuver au bavardage de sociaux-démocrates égarés ? Eh bien, je plains votre troublante naïveté. Et présage déjà les jours sombres de notre défaite.