mercredi 16 juillet 2014

Premières mesures révolutionnaires ou comment sortir du cycle trop connu des révolutions ratées


Nos bons gauchistes parlementaires, dans leur critique de l’anarchisme et dans la justification de leur stratégie légaliste, ne cesse de déclarer, avec une foi inébranlable en l’Ordre et l’État, que le fait insurrectionnel ne mène nulle part. Et qu’en ce sens, le réalisme le plus élémentaire nous oblige à user de la voie parlementaire pour réaliser ce qu’il est convenu de nommer, parmi les honorables gens de la gauche humaniste, la « justice sociale ». Je le sais pour en avoir fait les frais : une telle critique peut exaspérer à force d’être répétée avec les rigidités d’une suffisance close. Mais nous ne pouvons, nous qui ne croyons ni à la solution parlementaire ni à l’État moderne, l’esquiver ou même la nier. Cette critique nous force d’ailleurs à nous poser une question essentielle : comment propager, au-delà de nos cercles intimes, la conviction que l’insurrection victorieuse peut éviter les pièges des vieilles révolutions du 19e et 20e siècle – les pièges de l’élection, de la récupération et même de la réaction fascisante ? Comment, donc, se réapproprier le terrain de la réalité tout en restant fidèle à l’idée même de révolution ?

Douloureuse et délicate question, me direz-vous. C’est pourtant à celle-ci que s’attaquent Hazan et Kamo dans Premières mesures révolutionnaires. Écrit avec une plume maitrisée – qui n’est pas sans rappeler celle de L’insurrection qui vient, ce livre aussi court que riche nous invite à réfléchir aux « premières mesures révolutionnaires » d’une insurrection victorieuse, si, et surtout si, nous souhaitons en finir avec le capitalisme et l’État moderne. Il n’est donc ici d’équivoque : il s’agit de parler « depuis cette brèche d’où l’on entend craquer les fondations mêmes d’un ordre du monde finissant et bruisser les voix nouvelles ». Et même : de « rouvrir la question révolutionnaire » à travers la certitude que le vieux langage révolutionnaire ne suffit plus aux luttes actuelles et qu’il faut « trouver de nouveaux points d’appui » (p. 8) pour abattre le monde existant.

Pour Hazan et Kamo, nous vivons à l’ère du capitalisme démocratique – ce capitalisme qui aurait imposé une forme de vie ultime et totale, et dont le pouvoir réel n’appartiendrait plus au demos - au peuple - depuis déjà fort longtemps. Et l’effondrement d’un tel capitalisme, sa chute dans les musées poussiéreux de l’histoire, ne pourrait survenir par l’entremise d’une extrême gauche classique, emmêlée dans un vieux marxiste, et « dont la rhétorique est depuis longtemps inaudible, la vitalité éteinte et l’idée du bonheur parfaitement sinistre » (p. 21). La mort du capitalisme démocratique, son abolition définitive et durable, émergera plutôt d’une onde de choc qui « se propagera non par contagion – la révolution n’est pas une pathologie infectieuse – mais par diffusion de l’ébranlement, par entraînement dans la culbute » (p. 24). Toutes les conditions seraient même aujourd’hui réunies, au moins en France, pour que cette onde de choc prenne son envol et qu’une évaporation du pouvoir se matérialise, comme en Juillet 1789 lors de la Révolution, ou en mai 1968 lors de l’effondrement du gouvernement gaulliste. Si bien que le problème essentiel de la révolution, à le regarder de près – de l’intérieur de la brèche d’où l’on entend craquer les fondations du monde ancien, tournerait moins autour de la possibilité ou non de son apparition – possibilité tenue pour acquise à plus ou moins long terme – qu’autour des moyens qu’il faut mettre en œuvre pour que le moment révolutionnaire survive à la réaction : à la puissante tentation, toujours inévitable, de reconstruire l’État et le capitalisme – les deux piliers du même monstre.

Premier diagnostique : une séquence qui se reproduit à chaque moment révolutionnaire depuis le 19e siècle – « la séquence révolution populaire – gouvernement provisoire – élections – réactions » (p.33). Séquence du Printemps de 1848, séquence de la Révolution allemande de 1919, séquence de la Libération de 1944. Une séquence qui fige la révolution populaire dans une assemblée constituante pour mieux la jeter dans les bras d’un gouvernement réactionnaire à travers l’œuvre, dorénavant célèbre, des élections. D’où une première thèse : « Le plus difficile, le plus contraire au bon sens, c’est de se défaire de l’idée qu’entre avant et après, entre l’ancien régime et l’émancipation en actes, une période de transition est indispensable. » (p. 35).  Ce qu’il faut au contraire, c’est « créer immédiatement l’irréversible » : interdire au passé de faire retour.

Comment, donc, créer immédiatement l’irréversible ? Tout d’abord, en combattant la peur du chaos qui s’amalgame souvent à la peur de l’inconnu. Et aussi, en fermant les bureaux qui font rouler la bureaucratie de l’État. « Privés de leurs bureaux, ces bureaucrates seront incapables d’agir » (p. 37). Mais ce n’est pas tout. L’essentiel est même ailleurs. Pour interdire au monde ancien de renaître, il faut abolir le travail au sens classique du terme : c’est-à-dire « disjoindre travail et possibilité d’exister ». Et par là même, en finir avec l’économie : science de la mesure, et donc, science du contrôle et de l’asservissement. « Depuis ses origines, l’économie organise la servitude de telle manière que la production des esclaves soit mesurable. » (p. 47) Mais Hazan, Kamo et toute la nébuleuse révolutionnaire au nom de laquelle ils parlent ne veulent pas répéter les vieille erreurs du passé – celles des bolchéviques ou des Khmères rouges : il ne s’agit pas d’abolir subitement ou immédiatement l’argent et l’économie. « On se sort pas indemne du monde de l’économie, avertissent les auteurs » (p. 41-42). En sorte que « l’abolition de l’économie n’est pas quelque chose qui se décrète, c’est quelque chose qui se construit, de proche en proche. (p. 41) ». De proche en proche, car « le besoin de posséder pour soi les choses diminue à mesure qu’elles deviennent parfaitement et simplement accessibles » (p. 43). On ne sera alors guère surpris si le fameux revenu garanti, si cher aux sociaux-démocrates en tout genre, est écorché au passage : « [le revenu garanti] maintient cela même que le processus révolutionnaire doit abolir : la centralité de l’argent pour vivre, l’isolement de chacun face à ses besoins, l’absence de vie commune. » (p. 45).

Or, cette insistance sur l’abolition du travail obligatoire, sur la fin de l’économie, n’est pas anodine. C’est que l’abolition du travail obligatoire et de l’économie totale va de pair, presque mécaniquement, avec l’abolition de l’État moderne. Et que cette prise de position contre l’État n’est pas sans aller avec une prise de position contre « l’homme ». Au lieu de répliquer aux libéraux que l’homme émancipé sera bon – comme les marxistes l’ont maintes fois répété depuis le 19e siècle, Hazan et Kamo avancent que « l’homme » n’existe tout simplement pas. « Si l’État n’est en rien nécessaire, ce n’est pas parce que l’homme est bon mais parce que « l’homme » est un sujet produit en série par l’État et son anthropologie » (p. 55). Thèse qui tisse, sans le dire explicitement, un lien entre la naissance de l’économie politique au 18e siècle, la naissance de l’État moderne, sa gestion biopolitique des populations et l’apparition de la figure de l’homme dans le savoir occidental, et dont toute la compréhension ne peut se réaliser qu’à travers un détour vers l’œuvre de Foucault. Mais thèse dont l’essentiel tient sans doute en une seule phrase : toute abolition de l’État, du travail salarié et de l’économie totale ne surgira qu’avec l’abandon de la figure de « l’homme ».

Mais concrètement, que veut dire abandonner la figure de « l’homme », abolir l’État moderne et le travail obligatoire ? Tout d’abord, c’est revenir à l’échelle locale : « C’est à l’échelle des villages et des quartiers (…) que peut émerger une nouvelle façon collective de mettre en adéquation les besoins et les moyens de les satisfaire (…) » (p. 61). Mais c’est aussi éviter « le formalisme, l’idée que la prise de décision doit suivre une procédure standard inspirée du modèle parlementaire ». C’est même rénover ou rejeter la bonne vieille assemblée générale : « La notion même de décision doit être remise à sa juste place : les cas où il faut choisir entre deux options sont, somme toute, assez rares. S’il y a un sens à se rassembler, c’est pour élaborer l’option à laquelle on n’avait pas pensé. La bonne décision est le plus souvent une invention, soit tout le contraire des synthèses des congrès politiques » (p. 63). Ce qui conduit Hazan et Kamo, on s’en doute, à rejeter la fameuse assemblée constituante, tant revendiquée, en temps révolutionnaire, par la gauche parlementaire – chemin le plus sûr, disent-ils, pour reproduire une énième fois la vielle séquence révolutionnaire qui assure la victoire de la réaction sur le terrain des élections. Évidemment, sans État, sans exécutif parlementaire, il faudra inventer de nouvelles organisations : les auteurs avancent l’idée de groupe de travail, chaque groupe s’occupant de tâches précises à l’échelle locale. Et de tels groupes ne seraient pas composés d’élus mais de volontaires : « Une façon de procéder serait que s’y retrouvent celles et ceux qui ont envie d’y participer – qui s’intéressent à la question, qui ont réfléchi sur le sujet, qui ont ou avaient un emploi dans le secteur – bref, des volontaires » (p. 77).

Certes, nombreuses demeurent les questions laissées en suspend par Premières mesures révolutionnaires. L’une d’entre elles, à mon sens, tourne autour de la possibilité à court terme du moment révolutionnaire. Aux pires scénarios – la montée en puissance de certaines formes politiques fascisantes ou l’effondrement éternel de l’édifice social présent, Hazan et Kamo répondent toujours par l’enthousiasme révolutionnaire : « Parce que le fascisme se nourrit  de la haine de la corruption démocratique, la réaction au fascisme vient le revigorer encore en donnant l’impression de soutenir l’ordre démocratique existant. C’est la poussée révolutionnaire, l’éveil fraternel de toutes les énergies comme dit Rimbaud, qui enverra les apprentis fascistes à leur néant » (p. 104). Non que je ne sois emballé par cette thèse – au contraire, mais qu’aujourd’hui même, malgré une décomposition avancée de plusieurs sociétés européennes, la révolution ne se pointe nulle part le nez. Et qu’à défaut de révolution, il faille tout de même combattre le fascisme naissant, aussi distinct fût-il des vieilles formes qu’il prenait au 20e siècle. Cette critique étant émise, il est certain que de telles réflexions sur la révolution sont dorénavant plus que nécessaires. Aussi bien en France qu’au Québec, on ne compte plus les intellos qui abandonnent l’idée même de révolution, ou qui la regarde de haut comme si y réfléchir nous parachutait dans les parts d’ombre de la grande Raison, celle qui ne pourrait être, dirait-on, que libéral et étatiste. À la complaisance libérale d’une certaine philosophie politique si présente dans nos universités montréalaises, et qui affecte tant la pensée contestataire depuis le Printemps 2012, Premières mesures révolutionnaires répond avec force. Après la lecture de ce livre, la révolution ne nous semble plus une veille figure morte, mais une idée vivante qui brûle dans tous les cœurs révoltés, comme jadis au 19e siècle.

*Éric Hazan et Kamo, Premières mesures révolutionnaires, La fabrique éditions, 2013. 




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