jeudi 6 mars 2014

Réflexion sur le fascisme embryonnaire en Ukraine



Sur la question de l’Ukraine, on a peut-être droit à la propagande russe, à sa théorie « complotiste » qui voudrait que l’occident ait fomenté un coup d’état, téléguidé depuis Washington, Paris et Berlin, et dont la réalisation sur le terrain fut le fait de bandits d’extrême droite qui parcourent aujourd’hui les rues de Kiev. Mais on a aussi droit, ne l’oublions pas, à l’autre machine propagandiste, celle-là occidentale – cette propagande qui est la nôtre, et de laquelle nous avons tant de mal à nous arracher.

Cette propagande-là, elle nous dit au contraire que l’incarnation du mal dans le présent conflit, c’est la Russie post-soviétique : cette Russie qui souhaite à tout prix défendre ses positions impériales, quitte à annuler une révolution, et même à initier une guerre dont les retentissements mondiaux auront lieu le jour où la patience occidentale rencontrera les limites de sa généreuse tolérance.

Au plus près de nous, et dans sa forme la plus pure, on a pu contempler cette interprétation occidentale de la situation ukrainienne sous la plume de Ruda dans la Presse, et de Brousseau dans le Devoir. Un peu plus loin de nous, je l’ai aussi rencontré sur le site du Nouvel Observateur, sous la plume de Pascal Riché.

Selon ces journalismes, la présence fasciste, sur Maiden, n’existe pas, ou du moins sous une forme massive; elle ne doit en fait son existence idéologique qu’à la théorie « complotiste » de la Russie. Jugement brutal et catégorique qui tombe comme le poids d’une autorité morale – de cette autorité qui remet les pendules à l’heure.

Mais dans le brouillard politique d’une insurrection triomphante, qu’elle soit fasciste ou révolutionnaire, les jugements aussi tranchés se défendent mal. Des puissances politiques naissent alors d’un seul coup ; d’autres disparaissent avec le même empressement ; et souvent celles qui sont victorieuses au début finissent elles-mêmes par s’effondrer. Les Jacobins, dont le célèbre parcourt fut à la fois fulgurant et retentissant lors de la Révolution française, ne forment qu’un exemple parmi tant d’autres de ce phénomène. Ce qui était il n’y a pas si longtemps marginal se voit un jour porté aux nues jusque dans les loges du pouvoir, et le lendemain catapulté dans les musées poussiéreux de l’histoire.

Dans ces circonstances troublées de l’insurrection, puissance de rue et puissance d’État demeurent ainsi en tension permanente. Et quand l’Ordre policier vacille et que la puissance de l’État s’effondre, comme en Ukraine en ce moment, la rue s’arroge une puissance nouvelle – une puissance que nous ne connaissons point ici, en ces pays où la puissance de l’État traverse les décennies et même les siècles sans jamais faillir. Souvent, cette puissance est synonyme d’émancipation : lors de la Commune par exemple, ou encore lors de la révolution espagnole avant que celle-ci ne s’efface dans le drame de la guerre civile.

Mais parfois elle sombre aussi, à plus ou moins long terme, dans un processus réactionnaire qui travaille aussitôt à reconstruire l’État, au prix souvent d’une répression sanglante des forces révolutionnaires. Et à force de voir dans les rues de Kiev des milices en armes habillées en treillis et souvent décorées de signes clairement fascistes, et de lire les témoignages de camarades sur place qui jurent s’être faits expulser de Maidan sous la menace de gorilles fascistes, j’en viens à me persuader que la voie réactionnaire est celle qu’a malheureusement emprunté l’insurrection ukrainienne.

Et de grâce, permettez-moi d’avancer cette thèse sans m’obliger à prendre davantage parti pour les russes, ni d’ailleurs pour le fascisme rouge qui semble germer au même moment dans l’est de l’Ukraine, en ce pays qui sort tout juste d’un siècle de totalitarisme.

Vous me dites que ces milices fascistes demeurent, pour l'instant, composées de marginaux ? Citons ici Arendt, que nous pouvons difficilement soupçonner de mal connaître l’histoire du fascisme : « À ses origines, le Parti d’Hitler, presque exclusivement composé d’inadaptés, de ratés et d’aventuriers, constituait bien cette armée de bohèmes qui n’était que l’envers de la société bourgeoise (…) » (Le système totalitaire, p. 40).

Vous me dites que leur programme est confus, ou qu’il n’est pas clairement fasciste ? Je vous répondrai une nouvelle fois à travers une citation d’Arendt : « Lorsque Hitler organisa graduellement le mouvement nazi à partir à partir des effectifs obscurs et un peu fêlés d’un parti typiquement nationaliste, son exploit consista à décharger le mouvement du programme initial du parti, sans le changer ou l’abolir officiellement, mais simplement en refusant d’en parler ou d’en discuter les points, dont le contenu relativement modéré et la phraséologie furent bientôt passés de mode. ». Ou encore : « Le premier à considérer programmes et plates-formes comme d’inutiles chiffons de papier et de gênantes promesses qui contredisaient le style et l’élan du mouvement fut Mussolini avec sa philosophie fasciste de l’activisme et de l’inspiration puisée au moment historique lui-même. » (Le système totalitaire, p. 47-48)

Vous me dites enfin que leur seul pouvoir est au niveau primitif de la rue, et qu’ils sont encore loin d’avoir un poids parlementaire ? De fait, c’est déjà mal connaître la dynamique du fascisme que de poser ainsi le problème. Toujours Arendt, sur la montée du nazisme : « [La] terreur massive, qui fonctionnait sur une échelle relativement réduite, grandit régulièrement, car ni la police ni les tribunaux ne poursuivaient sérieusement les délits politiques commis par la « droite ». Cette terreur était précieuse en tant que « propagande de puissance », selon la juste expression d’un publiciste nazi : la population s’apercevait que les nazis étaient plus puissants que les autorités et qu’il était plus sûr d’être membre d’une organisation paramilitaire nazi que d’être un loyal républicain ». (Le système totalitaire, p. 70).

L’histoire moderne de ces réactions politiques à l’œuvre révolutionnaire est malheureusement riche. Mais je voudrais, pour finir, m’arrêter un instant sur un cas précis : la réaction qui eut court dans l’Italie des années 20 à la suite de l’échec révolutionnaire de l’après-guerre, et qui initia la naissance du fascisme des chemises brunes de Mussolini.

Pourquoi ce cas précis ? Car là aussi le fascisme fit une apparition aussi soudaine que nébuleuse, et là aussi les journaux aux prétentions libérales banalisèrent hâtivement le phénomène fasciste, trop heureux qu’ils furent de célébrer ses premiers effets politiques, en l’occurrence la répression de l’agitation révolutionnaire qui secouait alors l’Italie.

Lors de la montée des chemises noires de Mussolini, on lit ainsi dans les pages sérieuses du Figaro, le 28 mars 1921: « On assiste en Italie à une sérieuse réaction du pays tout entier contre la tyrannie socialiste. Le mouvement révolutionnaire de l’an dernier paraissait être uniquement dirigé contre les profiteurs de la guerre, les requins ; l’opinion publique l’avait accueilli presque avec faveur (…). Très vite, devant les excès commis par les rouges, le pays comprit qu’on allait détruire toute son énergie industrielle et il s’est ressaisi. Les fascistes ont donné à la bourgeoisie trop longtemps brimée les chefs qu’elle cherchait. (…) Parmi les fascistes, on compte des hommes venus de tous les partis, mais qu’une juste horreur des doctrines moscovites a conduits au nationalisme ».

Même indulgence à l’égard des chemises brunes, et de leur terreur réactionnaire, dans le journal Le Temps, ou encore dans L’écho de Paris, deux autres quotidiens français à la distribution jadis généreuse (voir Pierre Milza, Le fascisme italien et la Presse Française, Éditions complexe, p. 52 et suivantes).

Même complaisance dans les journaux américains. Les correspondants du New York Times en Italie demeurèrent au départ favorables à Mussolini ; et de manière générale, la presse américaine approuva son coup d’état (voir Diggins, Mussolini and Fascism – the view from america, Princeton University Presse, p. 22 et suivantes).

À la terreur rouge, disaient alors les journalistes, répond la terreur brune – cette terreur fasciste commise par des « hommes venus de tous les partis », et qui sauvera le capitalisme italien et traitera communistes et anarchistes italiens de telle façon à les éliminer de la surface politique du pays. On pardonnera ainsi les exactions répétées du fascisme, ou encore sa « propagande de puissance ». On banalisera aussi la nébuleuse autoritaire que formera son programme politique.

Et pourquoi cette banalisation ? Car les fascistes attaquaient alors les ennemis du capitalisme occidental, et les tolérer signifiait, du moins à court terme, une défense des intérêts occidentaux contre les intérêts « moscovites ».

Et pourtant, malgré cette banalisation dans les journaux libéraux, on savait déjà dans les milieux révolutionnaires ce qui se tramait, encore sourdement, dans le programme fasciste italien.

L’Humanité, célèbre journal communiste, est d’une clarté sans équivoque le 15 main 1921 : « Le programme des fascistes, tout de conservation et de réaction, les a amené nécessairement, malgré l’idéalisme de certains d’entre eux, à servir d’instrument de classe à la grande finance, à la grande industrie, à la grande propriété terrienne. (…) Le fascisme d’aujourd’hui se voue tout entier à ce but matériel : sauver l’État bourgeois de la faillite. Il est évident que ceux qui poursuivent un tel objectif ne sauraient que s’entendre avec les capitalistes et devenir leur instrument. Il n’y a pas là seulement un résidu de l’esprit belliqueux comme le laissent entendre certains socialistes : c’est l’acuité de la lutte des classes qui provoque le besoin de se défendre par la force ».

De cette histoire sur la réception immédiate du fascisme, j’espère ainsi que nous saurons prendre leçon.

2 commentaires:

  1. Que pensez-vous de l'opinion de ces chercheurs ukrainiens ?

    http://www.bastamag.net/L-Euromaidan-de-Kiev-est-un

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  2. J'en pense tout d'abord que certains passages de ce texte entrent en contradiction flagrante avec plusieurs témoignages de camarades sur place. On laisse croire que le mouvement est composé de partisans d'extrême droite comme d'extrême gauche, et que tout ce beau monde, d'habitude en conflit permanent, s'entendent à merveille. Mais cela est totalement faux : il y a plusieurs témoignages, et de plusieurs sources différentes, qui disent que l'extrême droite nationaliste a chassé de Maiden tout camarade qui revendiquait un peu trop ses opinions.
    J'en pense aussi que ces spécialistes en appellent à leur autorité de spécialistes; et sur ce point, je vais être franc avec vous : cette autorité, j'en ai absolument rien à foutre. Je fais bien davantage confiance au jugement des camarades sur place qu'à celui d'une ribambelle de spécialistes qui, pour beaucoup, se réfugient dans une vie contemplative, sans jamais chercher à se confronter aux rigueurs de la vita activa. Et encore une fois, il faut lire Arendt pour se convaincre des limites de cette position contemplative et universitaire, surtout quand il s'agit d'interpréter des évènements politiques qui sont en cours de développement.
    Aussi, je crois sincèrement que ces spécialistes, même s'ils sont spécialistes du nationalisme, connaissent mal les logiques du fascisme à son stade embryonnaire. Ils nous disent : non, non, vous faites erreur, l'extrême droite est minoritaire dans le mouvement. Mais bon Dieu, on est pas stupide : on le sait bien que les mouvements fascistes sont minoritaires pour le moment. Mais ça ne change rien au fait que tous les éléments sont aujourd'hui réunis pour une croissance ultérieure de leurs idées et de leur pouvoir.
    En outre, on voit bien que ce texte, à la manière dont il se défend de prendre parti pour la violence, s'adresse à la petite bourgeoise gauchiste occidentale qui raffole - et le mot est juste - de désobéissance civique et de révolution pacifique. Et en ce sens, je doute déjà de son pli interprétatif - cherchant davantage à séduire un lectorat influent dans les milieux intellectuels occidentaux qu'à poursuivre un difficile chemin non-consensuel vers la vérité.
    Enfin, et je m'arrête là, je tiens à souligner, comme cela a déjà été fait dans les commentaires du texte, l'origine nationale de ces chercheurs : Ukraine : 51%, USA : 15%, Allemagne : 12%, Canada : 7%, et un seul chercheur français. C'est quoi le problème ? Ils n'ont pas réussi à trouver de collègues russes pour signer leur magnifique lettre ? L'objectivité universitaire ne dépasse pas les frontières dans leur domaine? Sans blague, laissez moi rire un peu. C'en est presque risible.

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