mercredi 12 mars 2014

Le Parti nul et l'abandon de notre déclaration de guerre

« En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d'exploitation, de dépravation, de vice, d'inégalité en un mot - qu'elles ont déversé dans les cœurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d'agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l'exploité, la prostituée et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d'égalité. »

- Piotr Kropotkine, La morale anarchiste, 1889, page 44.

Déclarer la guerre « à leur manière d'agir, à leur manière de penser », est-ce vraiment investir leur structure, leur élection, leur bulletin de vote ? Déclarer la guerre « à tout ce flot de tromperie », est-ce vraiment exprimer notre rejet viscéral de leur système électoral à l'intérieur de ce même système ? Et expliquez moi s’il vous plaît, car je m’interroge : pourquoi ce désir d’être pris en compte par leur parlementarisme, celui que nous sommes appelés à combattre ? Pourquoi prendre parti pour un Parti qui a la prétention d’être la voix des « anti-systèmes » à l'intérieur de leur système ?

Je m’en doute bien, vous me répondrez alors en me parlant de « diversité des tactiques » et de toutes les belles idées complaisantes qui brouillent les lignes de partage, et qui nous laissent croire, à nous anarchistes, que la voie électorale n'est pas à combattre, mais à emprunter, comme n’importe quelle autre voie, pour propager la bonne nouvelle révolutionnaire - telle une voie de service parlementaire que l'on emprunterait avant de s’engager sur l'autoroute de la révolution.

Mais posez-vous la question un instant. Cette persistance d'un certain désir de reconnaissance à l'intérieur du système électoral, au sein de ce parlementarisme décadent que nous combattons, n'est-ce pas la conséquence immédiate du déversement « dans les cœurs de nous tous » de ce flot d'inégalité, de vice et de tromperie ? N'est-ce pas par là que nous succombons à la tentation d’imiter « leur manière d'agir » ? N’est-ce pas en effet intérioriser « leur manière de penser » ? N'est-ce pas en somme faire les beaux et les belles devant la bête à abattre, dans l'espoir que celle-ci nous prenne de pitié et finisse par nous écouter ?

Certes, nous ne voulons pas être assimilés à l’apathie que serait l'abstention. Mais qui opère cette assimilation ? Qui nous laisse croire à de tels mensonges ? N’est-ce pas le système électoral lui-même - ce système auquel nous avons déclaré la guerre à travers notre devenir anarchiste ? Et il faudrait maintenant se soumettre à son chantage ? Lui prouver que nous ne sommes pas apathiques, en adhérant aux règles du jeu qu’il a lui-même établies ?

Déclarer la guerre à celui qui nous domine - cet acte originel de l’anarchisme - n’est pas anodin. Et n’est pas non plus sans engagement : c’est s’engager à abattre sa domination sans jamais faire de concession. Et surtout, c’est refuser d’encore et toujours adhérer aux règles du système que le maître a lui-même mises en place pour nous dominer. Sinon notre déclaration de guerre n’est qu’impuissance, faiblesse, rugissement de tigre de papier. Et alors, nous continuons peut-être à déclarer une certaine hostilité à celui qui nous domine, mais nous persistons à le consacrer comme dominant – comme celui qui décide ce qui peut être dit et non dit, fait et non fait.

Si bien qu'avec le Parti nul, le problème est moins l’appauvrissement intentionnel de l’acte abstentionniste (par l’intégration loufoque de l’abstention à l’intérieur du système électoral) que l’abandon, avoué ou dissimulé, du geste premier du devenir anarchiste – celui de la déclaration de guerre. D’où une kyrielle de paradoxes : nous voulons ainsi prouver au système électoral notre absence d’apathie, alors que nous lui prouvons au contraire une accablante apathie, une misérable faiblesse; nous espérons par là exister à l’intérieur de son espace de visibilité, alors que nous lui concédons plutôt une absence, une impuissance à le déborder ; nous souhaitons en ce sens qu'il chiffre notre existence, et qu’il ne puisse plus s’en détourner les yeux, alors que nous nous assimilons plutôt à ses logiques, à ses règles et ses codes, et que nous allons jusqu’à purifier notre anarchisme de toute sa puissance révolutionnaire.

Cessons, ma foi, de nous conter des histoires. Et cessons aussi de camoufler la terrible vérité. Il n’y a qu’une seule façon d’émerger de l’apathie, et vous la connaissez très bien : c’est la solution de la rue. Par la manifestation et l’occupation. Par la déclaration de guerre : par son engagement politique et existentiel. Comme en 2012. Et tant aussi et longtemps que nous refuserons ce constat brutal, le capitalisme qui rêve à la société homogène, au monde des dispositifs et du travail intégral, et qui assume totalement la guerre qu’il mène contre nous, contre nos formes de vie et nos volontés révolutionnaire, bref, ce capitalisme contre lequel nous luttons gagnera, lui, du terrain. Et nous, nous en perdrons.

6 commentaires:

  1. "Le purisme c'est du purin"

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  2. Purisme comme dans « purifier notre anarchisme de toute sa puissance révolutionnaire » ?

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  3. Bravo
    Excellent texte qui met en relief les paradoxes de l'honnêteté versus la tactique. De quoi alimenter une réflexion anarchiste dans notre contexte de printemps 2014.

    Je tente d'amener humblement mon petit bout de caillou à l'édifice :

    Oui, si voter pouvait changer quelque chose, ce serait illégal.
    Oui, l'absentéisme ressemble à l'apathie.
    Il y a des vitrines à briser, des portes à défoncer. Encore faut-il bien les choisir.
    La tâche des révolutionnaire est-elle de faire les révolutions ou d'aider les autres à devenir révolutionnaire?

    Merci Beauvoir Papineau, merci Anarcho-Panda et merci Anonyme.

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  4. Pourquoi adopter une posture anti-parlementaire aussi dogmatique ? Faire élire des citoyen.nes dont le programme est de démocratiser nos institutions ne pourrait-il pas faire partie de la solution ? Le parti Québec Solidaire, par exemple, entend favoriser la démocratie participative, l'autogestion et le dépassement du capitalisme. La révolution doit être comprise comme un processus, pas comme un événement venant changer l'ordre social du jour au lendemain.

    http://www.politicoglobe.com/2012/10/quest-ce-que-la-social-democratie-libertaire/

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  5. Ce texte ne se voulait pas un texte contre QS, mais une réflexion sur le devenir anarchiste. Et vous avez tort de réduire ma position révolutionnaire à l'espoir d'un évènement qui changerait, du jour au lendemain, l'ordre social. J'aimerais vous dire que le processus révolutionnaire n'est justement révolutionnaire qu'en dehors du parlementarisme. Mais il s'agit d'une grande question, et je ne développerai pas mes vues sur le sujet ici.
    Cela dit, si je puis vous donner un conseil : cessez de réduire les pensées anarchisantes à des banalités pour mieux vous faire porteur de la complexité. Cela ne sert ni votre cause ni la mienne. Ne serait-ce qu'en raison de votre ambition de prendre le pouvoir de l'État, je pourrais aussi bien réduire vos vues à des positions dogmatiques sur la nécessité incontournable de l'État moderne. Et en ce sens, nous sommes toujours porteurs, qu'on le veuille ou non, d'un certain dogmatisme.

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  6. Et que dites vous du texte qui accompagnait mon message ?

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