Depuis la victoire du FN aux élections européennes,
les français subissent jour après jour le grand récital de la morale électoraliste,
si propre à nos parlementaires de gauche pour lesquels le vote, et surtout le
vote de tous et toutes, incarne la solution finale à l'irrésistible montée en
puissance de l'extrême droite.
Votons tous sans exception, disent en gros nos bons
parlementaires de gauche, et nous anéantirons l'extrême droite et tous les
sentiments haineux dont elle alimente le brasier.
Ah oui ? Faudrait seulement voter, dites-vous ? Mais
voter pour qui et pour quoi ? Pour Sarko ? Pour Valls ? Pour leur amour de la
police, de l’ordre et de la République ? Pour leur reprise calculée des thèmes
du FN ?
Pour qui sait lire le moindrement la situation
politique française, il est écrit dans le ciel que la triade Valls/Sarko/Lepen
s'élèvera dans les hauteurs des sondages lors des prochaines présidentielles.
Et l'heure serait encore au vote ? Il s'agirait seulement d'accomplir ce devoir
moral du citoyen docile et dressé, en espérant une fois de plus, et de tout son
cœur, que les français éliront le bourgeois Mélenchon et qu'ils entameront
ainsi leur merveilleuse course à reculons vers la social-démocratie perdue ?
Mais ne voyez-vous pas bon Dieu que nous sommes
condamnés à perdre en persistant sur le terrain électoral, en France comme au
Québec ? Ne voyez-vous pas que la Représentation politique, la distance qu'elle
impose entre le représenté et le représentant, le monstre d'État qu'elle
participe à construire, contiennent déjà en leur sein les germes d’une force réactionnaire
? Et ne voyez-vous pas, pauvres de vous, qu'en sombrant dans la basse morale électoraliste,
vous participez à offrir une légitimité à cette Représentation de merde, à
cette Représentation qui est né un jour dans la tête de Hobbes l'autoritaire -
l'inventeur de l'État moderne, et dont l'une des premières ambitions – aussi
bien chez Hobbes durant la Guerre civile anglaise que chez ses héritiers avoués
ou inavoués durant la Révolution française – fut l'anéantissement des premiers
mouvements révolutionnaires de la modernité, de leur potentiel de puissance et
d‘émancipation ?
Lors des dernières élections québécoises, quelques
architectes de la vérité facile, toujours imbus de leurs belles convictions –
si morales et si démocratiques, ne cessaient de me répéter qu'ils ne
comprenaient pas le sens de l'abstention. Mais qu'avons-nous à perdre en
votant, me disaient les biens pensants ? Ne donnons-nous pas ainsi un misérable
dollar à QS ? Ne pouvons-nous pas ainsi consolider le vote de QS dans le
Boboland montréalais, et parachuter dans les lointaines terres réactionnaires
de Québec quelques gauchistes, quelques montréalais illuminés qui
enseigneraient aux ignares régionaux le sens de la vérité – le sens de cette vérité
que nous, montréalais, possèderions en quantité impressionnante ?
Mais si, vous le pouvez, bande de cons ! Vous pouvez
aider l’œuvre de QS en votant ! Comme les français peuvent de la même façon
aider le Parti de gauche !
Mais ce que vous vous refusez à voir, c’est combien,
par là même, vous procurez une légitimé à toute la merde dans laquelle nous
baignons, et combien le positif de votre vote – en considérant, avec beaucoup
de doutes et d’ouvertures d’esprit, qu’encourager QS est un élément positif
dans la lutte – est souillé par tout le négatif de cette légitimité que vous
procurer à la merde ambiante. Par le même geste où vous dépêchez sœur Françoise
David à Québec pour qu’elle puisse revendiquer la social-démocratie à grands coups
de sermons moraux, vous offrez à Couillard la possibilité de se réclamer de la
Représentation politique, et de la merveilleuse démocratie qui en dérive :
celle qui aura offert aux néolibéraux le pouvoir partout en Occident, et qui
aura ainsi grand ouvert le chemin au train que l’extrême droite a emprunté pour
venir nous frapper en pleine gueule.
Si bien que là où il faudrait que vous sapiez la légitimité,
vous la renforcez. Que là où il faudrait que vous miniez le terrain, vous le dégagez.
C’est pourquoi l’abstention est beaucoup plus
affirmative que vous ne le laissez entendre. Moins pour ce qu’elle construit ou
achève que pour ce qu’elle sape et contredit. Presque 60 % d’abstention, voilà,
entre autres choses, ce qui sape peu à peu le pouvoir parlementaire, ce qui le
contredit à chaque fois un peu plus dans chacun de ses gestes. Car s’il y a une
seule chose que les élites redoutent en silence, qu’elles appréhendent avec
horreur derrière les portes closes du pouvoir, c’est bien le déficit de légitimité.
Qu’est-ce qui a précipité la chute de Louis XVI en 1789 ? Le déficit de légitimité.
Qu’est-ce qui a caractérisé le pouvoir de l’État français avant que ne
survienne la commune de Paris ? Toujours le déficit de légitimité. Et de quoi
souffre aujourd'hui le gouvernement socialiste ? Encore d’un déficit de légitimité.
Si bien que nous devons sans cesse encourager par tous
les moyens un tel déficit, que nous devons toujours travailler à l’approfondir.
Et sachez-le : l’abstention participe à cette œuvre. Passive ou active, elle
est toujours refus d’embrasser la démocratie capitaliste, refus de s’obliger à
ses devoirs moraux, refus de se lever un matin d’élection pour aller se perdre
dans les vains espoirs de l’isoloir. L’abstention mine d’élection en élection
le rêve démocratique, le sape à même ses fondations les plus idéologiques, et
ouvre ainsi la porte – fût-ce encore une porte à moitié close – à d’autres
possibles, à d’autres formes de légitimité : à des positivités nouvelles qui déborderont
un jour ou l'autre l’impérieuse Représentation politique.