Dans les pages d’un Devoir aux ambitions si
progressistes, si ouvertes aux opinions des uns et des autres, toujours à la
recherche, prétend-il, de la vérité soigneusement documentée et longuement
réfléchie, vestige de ce qu’il reste d’un espace public bourgeois en
déliquescence, – dans les pages de ce Devoir, donc, se logeait hier, dans
l’indifférence presque générale, un article d’une forte odeur nauséabonde. Et même
d’une grande honte : d’une grande honte pour le Devoir qui semble toujours
davantage ouvrir ses pages au nationalisme le plus crasse, mais aussi pour
celles et ceux qui, comme le jeune con de Bock-Côté, lisent ce condensé
idéologique, conservateur et presque monarchiste, avec réjouissance et
enthousiasme.
Cet article, c’est celui de Gilles Laporte, président du MNQ, qui badigeonne à
grands traits vulgaires, avec son titre d’historien au service d’une autorité
idéologique clairement conservatrice, une histoire du drapeau québécois. Que
nous raconte Laporte, depuis les terres lointaines de sa précoce sénilité ? En
gros, que l’histoire du fleurdelisé est beaucoup plus « tragique » qu’on ne
le pense. Que la possibilité historique du fleurdelisé est suspendue à un « miracle
» : au miracle, dit-il, du carillon, cette relique qui a survécu à la
conquête anglaise et à l’incendie de l’église où elle était entreposée. Enfin,
qu’il revient à Duplessis (grand homme, lit-on entre les lignes, à rétablir
dans les livres d’histoire) d’avoir audacieusement hissé au dessus du parlement
une variante de cette relique, celle d’Eugène Filiatrault, curé de St-Jude.
Mais cette émouvante histoire du fleurdelisé pour nationalistes en manque de
sensation est de la mauvaise histoire, de l’histoire bâclée, hachurée, idéologique.
C’est du révisionnisme pur et dur, devenu commun dans notre récit nationale, et
qui camoufle une partie des faits pour simplifier et consacrer : pour
créer un miracle qui scelle, à travers un mythe fondateur, la question de la symbolique
nationale.
En un point de son texte, le crétin Laporte avoue, sans doute pris de vertige
par la fraude intellectuelle de son révisionnisme, qu’après la défaite des
patriotes, les canadiens français se sont rabattus, un temps au moins, sur le
tricolore bleu, blanc, rouge, sur ce drapeau républicain que Laporte dénigre
aussitôt en le qualifiant de « dérisoire rappel de nos racines françaises ».
Or la malheureuse stratégie, celle qui passe
inaperçue dans le brouillard de l’amnésie collective, est ici l’esquive :
en qualifiant ainsi la drapeau tricolore, il esquive l’histoire de ce drapeau
tricolore au Québec ; il laisse croire à la marginalité de ce drapeau, à
la banalité de ses partisans. Et pourtant, c’est seulement à travers l’histoire
de ce drapeau tricolore, de sa disparition progressive du paysage québécois,
que s’illumine, avec horreur, l’histoire du fleurdelisé.
Commençons par les partisans du tricolore français. Je laisse ici la parole
universitaire à Marc Chevrier : « L’institue canadien fondé à Montréal en
1844 sera l’un des premiers défenseurs [du tricolore].
Foyer du républicanisme qui porta aux nues la IIe République française de 1848,
il en fit une promotion si enthousiaste qu’en 1849, à l’occasion d’un concert
donné dans le très chic hôtel Donegani de Montréal, l’irruption soudaine du
tricolore accompagné des couplets de la Marseillaise déclencha une émeute et un
incendie ravagea l’établissement. (…) Louis Fréchette proposa l’adoption du
tricolore comme emblème, mais avec l’ajout d’une feuille nationale ;
d’autres imaginèrent un tricolore greffé d’un castor et du Sacré-Cœur. Les
acadiens comme les métis de Rivière-Rouge conçurent leur drapeau à partir du
tricolore. » (La République québécoise, p. 52).
Dans le Québec du 19e siècle, les partisans du drapeau tricolore rassemblent
ainsi les partisans de 1848, les partisans de la Révolution qui contredisent
les nostalgiques de l’Ancien régime ; ces partisans seront alors politiquement
dénommés les Rouges. Fernand Dumont précise : « Les Rouges sont les
héritiers des luttes d’avant 1837 ; ils en récapitulent les thèmes, en
poussent les conséquences à la limite. Leur contestation et leur utopie sont
avant tout de couleur politique ; ils espèrent une société républicaine à
l’image des Etats-Unis (…) » (Genèse de la société québécoise, p. 252).
On ne doute point de la réaction cléricale à ce républicanisme révolutionnaire,
de son hostilité et de son vif désir d’en découdre avec lui, quitte à s’allier
une autre fois, après le désaveu des Patriotes, avec la Couronne anglaise. Pour
le clergé québécois, qui s’alimente à l’époque aux déversements idéologiques
des ultramontains français, il vaut mieux, en effet, une Couronne étrangère
qu’un Républicanisme dont la motivation première est d’importer une Révolution
qui avait déjà combattu farouchement le clergé français. Et cette réaction
s’est entre autres organisée autour du drapeau québécois, par le rappel, à
travers un renouveau de la symbolique nationale, que le Canada français
trouvait son héritage non point dans la France révolutionnaire, antimonarchiste
et anticléricale, mais dans la France de l’Ancien Régime, en cette époque où le
clergé français contrôlait, avec aisance, les âmes et les esprits.
Et c’est là, dans ce désir monarchiste de
contrer le Républicanisme révolutionnaire, qu’est apparu, dans les cerveaux
abîmés de nos débiles ultramontains, notre si merveilleux drapeau québécois.
Partisan convaincu du fleurdelisé, Jean-Guy Labarre, avec une plume maitrisée,
écrit sans sourciller, vers la moitié du 20e siècle : « Le sort
en était jeté, croirait-on : le bleu-blanc-rouge avait gagné la patrie.
Erreur, on voit poindre une opposition qui l’écartera définitivement de notre
histoire. Un groupe des nôtres n’est pas satisfait. Le tricolore a une origine
qui lui répugne. C’est le drapeau de la Révolution de 1789, d’une France qui
n’a plus la même orientation civilisatrice et chrétienne que l’ancienne France
» (Non au Drapeau canadien, p. 43).
Il nous faut un nouveau drapeau, scandaient
alors en cœur les cerveaux abimés. Et c’est ainsi qu’Eugène Filiatrault, curé
de st-machin, a inventé notre drapeau à partir d’une relique monarchiste, et
qu’il s’est justifié de son délire par une théorie raciale, si merveilleuse
qu’il convient ici de la citer : « [Les] Normands, ces hardis conquérants de l’Angleterre au XIe siècle, et qui
en ont préparé la grandeur future ; les vendéens, ces prodigieux
défenseurs de leur foi, pendant les jours sombres de la Révolution, et que
Napoléon 1er a proclamés un peuple de géants. Nos ancêtres furent de
ce sang (…) » (Aux canadiens-français : notre drapeau, p. 14).
Un drapeau en l’honneur de nos ancêtres
monarchistes et contrerévolutionnaires, la voilà la motivation originelle de
notre drapeau. Et Duplessis, quand il hissa le drapeau fleurdelisé au dessus du
parlement, savait parfaitement le geste politique qu’il posait : il savait
qu’il consacrait par là même la victoire des ultramontains dans leur lutte
contre les républicains révolutionnaires ; et que cela participait d’un
ensemble idéologique qui justifiait également son accueil généreux des
pétainistes français.
Sous le miracle du fleurdelisé se cache ainsi une
lutte politique de haute instance, nous rappelant les jours sombres de notre
histoire. Le crétin Laporte le sait sans doute ; mais le raconter serait
souiller le mythe de sa pureté fictive. Il nous reste alors à conclure que le
Devoir a privilégié la mythologie à la complexité historique, applaudi en cela
par le jeune con de Bock-Côté. Si c’est vraiment le cas, on peut certes s’en
désoler ; mais à la vérité, il est préférable d’y lire une autre preuve de
la déliquescence irréversible de ce vieil espace public bourgeois, celui-là
même dont le Devoir s’est longtemps fait le porte-étendard.